Nousaborderons ensuite le chapitre des analogies avec les divers courants traditionnels. par lâinjustice et par lâirruption des ennemis. Lâoeil oudjat volant. oeil oudjat. Ce symbole survole les 4 vases canopes (les quatre fils dâHorus posĂ©s sur la fleur de Lotus). LâOudjat reprĂ©sente lâĆil du dieu faucon, Horus. Durant sa bataille contre Seth, Horus perdit un Ćil. Le
ENIM 1 - Bernard Mathieu - Les Enfants d`Horus, thĂ©ologie et Institut dâĂ©gyptologie François Daumas UMR 5140 ArchĂ©ologie des SociĂ©tĂ©s MĂ©diterranĂ©ennes » Cnrs â UniversitĂ© Paul ValĂ©ry Montpellier III Les Enfants dâHorus, thĂ©ologie et astronomie Bernard Mathieu Citer cet article B. Mathieu, Les Enfants dâHorus, thĂ©ologie et astronomie », ENIM 1, 2008, p. 7-14 ENiM â Une revue dâĂ©gyptologie sur internet est librement tĂ©lĂ©chargeable depuis le site internet de lâĂ©quipe Ăgypte nilotique et mĂ©diterranĂ©enne » de lâUMR 5140, ArchĂ©ologie des sociĂ©tĂ©s mĂ©diterranĂ©ennes » Les Enfants dâHorus, thĂ©ologie et astronomie EnquĂȘtes dans les Textes des Pyramides, 1 Bernard Mathieu Institut dâĂ©gyptologie François Daumas UMR 5140 CNRS - UniversitĂ© Paul-ValĂ©ry - Montpellier III F des relevĂ©s systĂ©matiques et par consĂ©quent aussi exhaustifs que possible, en lâĂ©tat actuel de la documentation, ces enquĂȘtes proposent de faire le point, pour tenter dâen saisir la signification et la fonction, sur un acteur, un thĂšme, une notion rencontrĂ©s dans les Textes des Pyramides TP 1. ONDĂES SUR Les Enfants dâHorus graphies et attestations Ăr les Enfants dâHorus § 24d [N] § 643b [T] TP 1004 [P/F/Se 50] ses Enfants § 49+4 [Nt] § 766d [P] les Enfants de tes Enfants § 1983a [N] § 24d [TP 33], § 49+4 [TP N71 E], § 619b [TP 364], § 637b [TP 368], § 643b [TP 369], § 766d [TP 423], § 1338a, b [TP 544], § 1548a [TP 580], § *1823a [TP *644], § *1824h [TP N645 B], § 1828a, 1829a [TP 648], § *1859d [TP N658 A], § *1897a [TP N664 D], § 1983a [TP 670], § 2221b [TP N715 B], TP 1004. 1 Les conventions utilisĂ©es sont celles de la Mission archĂ©ologique française de SaqqĂąra MAFS voir notamment J. LECLANT, Ă la pyramide de PĂ©pi I, la paroi Nord du passage A-F Antichambre - Chambre funĂ©raire », RdE 27, 1975, p. 137, n. 3 ; A. LABROUSSE, LâArchitecture des pyramides Ă textes, I. Saqqara Nord, BdE 114/1, 1996, p. 229231 ; C. BERGER-EL NAGGAR, J. LECLANT, B. MATHIEU, I. PIERRE-CROISIAU, Les textes de la pyramide de PĂ©py Ier. Ădition. Description et analyse, MIFAO 118/1, Le Caire, 2001, p. 6-9. Ainsi, P/A/N 12-14 signifie PĂ©py Ier, antichambre, paroi nord, col. 12-14 », ce qui permet de localiser aussitĂŽt le texte concernĂ©. Sur la nĂ©cessitĂ© dâinterprĂ©ter les Textes des Pyramides en fonction de leur emplacement, voir B. MATHIEU, La signification du serdab dans la pyramide dâOunas. Lâarchitecture des appartements funĂ©raires royaux Ă la lumiĂšre des Textes des Pyramides », dans C. Berger, B. Mathieu Ă©d., Ătudes sur lâAncien Empire et la nĂ©cropole de Saqqara dĂ©diĂ©es Ă Jean-Philippe Lauer, OrMonsp IX/2, Univ. Paul ValĂ©ry, Montpellier, 1997, p. 289. 8 Bernard Mathieu Autres dĂ©signations Les Enfants dâHorus plutĂŽt que Fils dâHorus », qui serait *Sâ.w Ăr 2 sont appelĂ©s aussi les BouclĂ©s § 339b [TP 263], § 355b [TP 265], § 360c [TP 266], § 724c [TP 412], § 1560b [TP 582], § 1841b [TP 654], les Connus du dieu Râ.w nâ r § 815d [TP 440], version N, les Enfants dâAtoum Tm § 2057 [TP 684], les Enfants de Geb Gb § 1510a [TP 576], TP 1003, les Enfants de Nout § 2057 [TP 684], les Nobles du dieu nĂr § 815d [TP 440], la ProgĂ©niture dâHorus / Ăr § 647b [TP 370], § 1333a [TP 541], § 1339c [TP 545], la ProgĂ©niture dâHorus de Khem Ăr âm § 2078c [TP 688], les Quatre Adolescents fdw Ă©â.w § 1104c, 1105a, c [TP 507], les Quatre Connus du roi fdw Râ.w-nsw § 2078a [TP 688], les Quatre Dieux fdw § 1510a [TP 576], § 1548a [TP 580], TP 1046, les Quatre Esprits des Domaines fdw ââ.w § 842b [TP 452], § 1092b [TP 505], TP 1069, les Quatre Ămanations fdw § 2057 [TP 684], les Quatre HĂ©liopolitains fdw § *1955a [TP N667 D] ?, les Quatre Passants fdw Swâ § 355b [TP 265], les Quatre qui prĂ©sident BouclĂ©s fdw â § 1221a [TP 520], ou encore les Quatre RasĂ©s ? fdw âĄÂ©q[.w... ]nâ TP 1024. Enfin, les Enfants dâHorus peuvent ĂȘtre citĂ©s nommĂ©ment, et dans un ordre, on le verra, qui nâest sans doute pas arbitraire § 149a-b [TP 215], § 552b [TP 338], § 601c [TP 359], § 1092c [TP 505], § 1097b-c [TP 506], § 1228a [TP 522], § 1333b [TP 541], § 1339c [TP 545], § 1483b [TP 573], § 1548b [TP 580], § 1983b [TP 670], § 2078b [TP 688], § 2101b [TP 690], TP 1069. IdentitĂ© conceptuelle Il sâagit bien sĂ»r dâImsĂ©ti, HĂąpy, Douamoutef et QĂ©behsĂ©nouf, que lâiconographie traditionnelle dote respectivement dâune tĂȘte dâhomme, de cynocĂ©phale, de chacal et de faucon, mais on notera que rien, dans les TP, ne fait allusion Ă cette iconographie diffĂ©renciĂ©e. Les Enfants dâHorus constituent aussi les Baou » dont Horus est pourvu Ătm § 2101a, le papyrus MAFS T 2147 remplaçant justement Baou » par Enfants » dans sa version du TP 690 3. 2 Pour la traduction Enfants dâHorus » plutĂŽt que Fils dâHorus », cf. CT VI, 110e [TS 520] Ăwt sââ k msw Ăr, tu ImsĂ©ti es son fils, un Enfant dâHorus ». 3 C. BERGER-EL NAGGAR, Des Textes des Pyramides sur papyrus dans les archives du temple funĂ©raire de PĂ©py Ier », dans S. Bickel, B. Mathieu Ă©d., Dâun monde Ă lâautre. Textes des Pyramides et Textes des Sarcophages, BiEtud 139, 2004, p. 90, fig. 2. ENIM 1, 2008, p. 7-14 Les Enfants dâHorus, thĂ©ologie et astronomie 9 Il sâagit en rĂ©alitĂ© non des enfants dâHorus le Jeune rnpwtj, le fils dâOsiris, mais de ceux dâHorus lâAncien â une forme funĂ©raire du crĂ©ateur et donc dâOsiris â et dâIsis, comme lâexplicitent les Textes des Sarcophages 4 Jmstj Ăpy Dwâ jtâ sny Ăr smsw â pw. ImsĂ©ti, HĂąpy, Douamoutef et QĂ©behsĂ©nouf, leur pĂšre, câest Horus lâAncien, leur mĂšre, câest Isis. Ce passage des TS permet de bien interprĂ©ter le nom Horus » dans le chapitre 112 du Livre des Morts 5 Jr Jmstj Ăpy Dwâ jtâ sn Ăr â Quant Ă ImsĂ©ti, HĂąpy, Douamoutef et QĂ©behsĂ©nouf, leur pĂšre, câest Horus lâAncien, leur mĂšre, câest Isis. Câest en fonction de leur identitĂ© fonciĂšre de fils ou descendants du crĂ©ateur quâon peut aussi nommer les Enfants dâHorus, selon les cas, Enfants dâAtoum § 2057, Enfants de Geb § 1510a, Enfants de Nout § 2057 ou encore ProgĂ©niture dâHorus de Khem § 2078c. De ce point de vue, les Enfants dâHorus tiennent par rapport au crĂ©ateur une position strictement Ă©quivalente Ă celle quâoccupent Chou et Tefnout, les enfants jumeaux dâAtoum ou de RĂȘ. Illustration de cette Ă©quivalence paradigmatique, aprĂšs avoir Ă©tabli que les bras et les jambes du dĂ©funt nâĂ©taient autres que les Enfants dâHorus, la formule TP 215 associe ses membres aux jumeaux dâAtoum tes bras, ce sont HĂąpy et Douamoutef â quand tu as besoin de monter au ciel, et tu monteras â, tes jambes, ImsĂ©ti et QebehsĂ©nouf â quand tu as besoin de descendre au Ciel inversĂ©, et tu descendras â tes membres, les jumeaux dâAtoum, les ImpĂ©rissables » § 149a-c. De mĂȘme, dans la formule TP 452, la mention de la puretĂ© de Chou et de la puretĂ© de Tefnout est immĂ©diatement suivie de celle de la puretĂ© des Quatre Esprits § 842a-b. Une Ă©quivalence similaire ressort de la formule TP 338 N nâaura pas soif grĂące Ă Chou, N nâaura pas faim grĂące Ă Tefnout, ce sont HĂąpy, Douamoutef, QĂ©behsĂ©nouf et ImsĂ©ti qui chasseront cette faim qui est dans le ventre de N, cette soif qui est sur les lĂšvres de N » § 552a-d. Autre indice clair de ce parallĂ©lisme, de mĂȘme que Chou et Tefnout incarnent la Vie et la MaĂąt, selon un passage cĂ©lĂšbre des TS 6, on dit prĂ©cisĂ©ment des Enfants dâHorus dans les TP quâils vivent de MaĂąt » ©nâ.jw m Mâ©.t § 1483b. Autant dire que ces quadruplĂ©s » forment une Ă©manation quadripartite du crĂ©ateur dont la fonction est Ă considĂ©rer dâune maniĂšre plus conceptuelle que gĂ©nĂ©alogique ; les nommer les Quatre Ămanations fdw § 2057, en effet, revient Ă voir en eux, avant tout, une expansion de lâunitĂ© du principe crĂ©ateur Tm. Il est important de prĂ©ciser ici que le crĂ©ateur, prĂ©cisĂ©ment, ne les engendre pas jrj, mais quâil les enfante msj, de mĂȘme quâil crĂ©e leur nom § 1983c, TP 1069, un rĂŽle traditionnellement dĂ©volu, comme on sait, Ă la mĂšre 7. Câest quâil est question ici de gĂ©nĂ©tique divine, oĂč le gĂ©niteur est Ă la fois pĂšre et mĂšre, et, plus encore, dâun discours mĂ©taphorique sur lâessence du divin. IdentitĂ© fonctionnelle Plus conceptuelle aussi quâanatomique est lâassociation de HĂąpy et Douamoutef aux bras du dĂ©funt et de ImsĂ©ti et QebehsĂ©nouf Ă ses jambes § 149a-b. Câest Ă ce titre bien sĂ»r que les Enfants dâHorus peuvent porter » le dĂ©funt fâj § 637c, 1338c, 1340a, *1823b, 1829b, le soulever » 4 CT II, 345c-346a [TS 157]. Papyrus de Nou, BM 10477. 6 CT II, 32d-e [TS 80] Âąnâ rnâ f Mâ©.t rnâ s, son nom Ă lui est Vie, son nom Ă elle est MaĂąt ». 7 G. POSENER Sur lâattribution dâun nom Ă un enfant », RdE 22, 1970, p. 204-205. 5 10 Bernard Mathieu wĂs § 619b, *1824h ou le redresser » Ăs § *1897a, 1983a. On rappellera que ce jeu dâassociation est clairement illustrĂ© par un principe de dĂ©coration des cercueils, oĂč les inscriptions concernant deux des Enfants dâHorus gĂ©nĂ©ralement HĂąpy et ImsĂ©ti sont situĂ©es prĂšs de la tĂȘte nord tandis que les inscriptions concernant les deux autres sont situĂ©es prĂšs des pieds sud 8. Câest parce quâils portent le dĂ©funt que les Enfants dâHorus sont susceptibles de lui apporter le bac du passeur confectionnĂ© par Khnoum § 1228a-b ou de fabriquer lâĂ©chelle qui lui permettra de monter au ciel § 2078a-2079d. Soutiens du dĂ©funt et Ă©tais du cercueil, les Enfants dâHorus sont fort logiquement susceptibles de reprĂ©senter, dans les TS, les quatre piliers du ciel. DĂšs les TP, du reste, les Enfants dâHorus sont rĂ©partis par couple de part et dâautre du dĂ©funt Ces quatre Esprits qui sont avec N, ce sont HĂąpy, Douamoutef, ImsĂ©ti et QĂ©behsĂ©nouf, deux dâun cĂŽtĂ© et deux de lâautre » § 1092b-d. On les trouve Ă©galement assis sur le cĂŽtĂ© oriental du cielâŠ, ces quatre adolescents aux cheveux noirs de jais, assis Ă lâombre de la tour de Qati » § 1105b-d, comme sâils gardaient lâOrient de lâunivers. Câest une rĂ©partition nord-sud, on sâen souvient, qui sera adoptĂ©e dans la tombe royale dâAĂż, oĂč Douamoutef et QebehsĂ©nouf portent la couronne blanche, tandis quâImsĂ©ti et HĂąpy portent la couronne rouge. De maniĂšre plus Ă©laborĂ©e encore, les Enfants dâHorus peuvent ne constituer que le flanc droit gs jmnj du dĂ©funt, assimilĂ© Ă Horus, tandis que le flanc gauche gs jâbtj, Ă savoir Seth, est composĂ© du groupe quadripartite et partiellement fĂ©minin Celui qui a frappĂ© DjĂ©nĂ©dĂ©rou, Celui qui prĂ©side Ă ses deux colonnes, Nephthys et MĂ©khenti-irti § 601c-f. On voit clairement Ă lâĆuvre ici un processus rationnel, presque cartĂ©sien », de subdivision, depuis le crĂ©ateur unique jusquâĂ la rĂ©partition en huit instances divines en passant par le couple Chou et Tefnout et les quatre Enfants dâHorus, processus destinĂ© Ă expliciter la dĂ©finition dâun concept compact. Ce passage annonce aussi le couplage futur de chacun des Enfants dâHorus avec lâune des quatre dĂ©esses protectrices que sont Isis ImsĂ©ti, Nephthys HĂąpy, Neith Douamoutef et Serqet QĂ©behsĂ©nouf, dont le coffret dâalbĂątre de ToutĂąnkhamon fournit lâune des plus cĂ©lĂšbres illustrations. Les Enfants dâHorus sont censĂ©s avoir frappĂ© au sang lâadversaire du dĂ©funt § 643b. Une formule leur attribue, comme offrande carnĂ©e, le contenu des entrailles de lâadversaire dâOsiris § 1548a-b ; une autre leur rĂ©serve Ă chacun une partie du corps de cet adversaire Ils les Quatre Esprits te lâamĂšreront, sacrifiĂ© comme un taureau de sacrifice, Ă©tendu comme un taureau Ă©tendu, transpercĂ© comme un taureau transpercĂ©, sa tĂȘte Ă©tant pour HĂąpy, son Ă©paule pour Douamoutef, ses cĂŽtes pour QĂ©behsĂ©nouf, le contenu de ses entrailles pour ImsĂ©ti » TP 1069. Enfants dâHorus et gĂ©nĂ©tique funĂ©raire Du point de vue des conceptions funĂ©raires, les Enfants dâHorus, rĂ©partis dans la cuve Ă canopes » ou les vases canopes », permettent de complĂ©ter la reconstitution du corps du dĂ©funt en lui restituant ses viscĂšres ou Ă©lĂ©ments mous » et en recomposant ainsi son ventre » ou tronc » rĂ©ceptacle matĂ©riel ou contenant » dont la conscience jb est le contenu » immatĂ©riel 9. 8 Sur le lien entre HĂąpy et ImsĂ©ti et les bras, dâune part, et Douamoutef et QebehsĂ©nouf avec les jambes, dâautre part, qui sâexplique par ou qui explique la dĂ©coration des cercueils, cf. CT VI, 391r-392d [TS 761] et H. WILLEMS, Chests of Life, MVEOL 25, Leiden, 1988, p. 140-141 ; G. MEURER, Die Feinde des Königs in den Pyramidentexten, OBO 189, 2002, p. 186-187. 9 Sur lâassociation des Enfants dâHorus avec les viscĂšres du dĂ©funt, voir par exemple GARDINER, AEO II, p. 245*253* ; S. AUFRĂRE, RdE 36, 1985, p. 23-24 et n. 25. Sur le rĂŽle des Enfants dâHorus / vases canopes dans la gĂ©nĂ©tique » funĂ©raire, voir principalement Th. BARDINET, Les Papyrus mĂ©dicaux de lâĂgypte pharaonique, Fayard, ENIM 1, 2008, p. 7-14 Les Enfants dâHorus, thĂ©ologie et astronomie 11 Le processus est Ă©voquĂ© dans la formule TP 580 le contenu de ses entrailles appartient Ă ces quatre dieux, les Enfants dâHorus bien-aimĂ©s, HĂąpy, ImsĂ©ti, Douamoutef, QĂ©behsĂ©nouf » § 1548ab. Mais aussi dans le TP 595 Je tâapporte ta conscience pour te la placer dans ton ventre, comme Horus a apportĂ© la conscience Ă sa mĂšre Isis, comme Isis a apportĂ© la conscience Ă son fils Horus » § 1640a-c. Ces nouveaux viscĂšres », Ă la diffĂ©rence des organes humains, sont imputrescibles Câest N, lâunique de ces Quatre Ătres, les Enfants dâAtoum et les Enfants de Nout, qui ne sauraient se putrĂ©fier â ce N ne se putrĂ©fiera pas, qui ne sauraient se corrompre â ce N ne se corrompra pas, qui ne sauraient tomber du ciel Ă terre â ce N ne tombera pas du ciel Ă terre » § 2057-2058d. Câest sans doute en raison de cette fonction spĂ©cifique quâon voit les Enfants dâHorus intervenir dans des actes rituels comme celui de laver le visage du dĂ©funt § 601b-c, 1983b-d, de le purifier § 842b, de lui ouvrir la bouche § 1983b-e, ou dâapaiser sa faim et Ă©tancher sa soif § 552a-d. Rien ne permet dâaffirmer que dĂšs les TP les Enfants dâHorus sont associĂ©s chacun Ă un organe spĂ©cifique, mĂȘme si la chose est probable. La documentation postĂ©rieure produit gĂ©nĂ©ralement le systĂšme suivant ImsĂ©ti foie HĂąpy poumons et bronches wfâw, parfois la rate nâĄnm Douamoutef rate, parfois poumons ou estomac mnÆr QĂ©behsĂ©nouf *intestins et autres viscĂšres FondĂ©e sur une paronomase forte / lâassociation systĂ©matique ImsĂ©ti-foie a de bonnes chances dâĂȘtre particuliĂšrement ancienne et dĂ©jĂ Ă lâĆuvre au moment de la rĂ©daction des TP. Quant Ă lâassociation QĂ©behsĂ©nouf-intestins, tout aussi systĂ©matique et sans doute ancienne elle aussi, elle pourrait expliquer le rĂŽle majeur que joue manifestement ce personnage au sein du quatuor ; le mot intestin », en effet, signifie Ă©tymologiquement ce qui est dans le ventre » ; QĂ©behsĂ©nouf pouvait ainsi, Ă lui seul, reprĂ©senter collectivement lâensemble de la progĂ©niture. Le caractĂšre Ă©minent de QĂ©behsĂ©nouf ressort Ă©galement, comme on va le voir, dans le domaine des reprĂ©sentations astronomiques. Enfants dâHorus et astronomie un double astĂ©risme Les Enfants dâHorus ont, de fait, suscitĂ© des astĂ©rismes chez les Ăgyptiens, câest-Ă -dire que leur ont Ă©tĂ© attribuĂ©s des correspondants astronomiques, dans le ciel du sud comme dans le ciel du nord 10. Le ciel du sud, en effet, offrait un bel exemple dâastĂ©risme dans lequel un groupe de trois Ă©toiles, notre Baudrier dâOrion, apparaĂźt comme entourĂ© de quatre autres ; il Ă©tait aisĂ© dây reconnaĂźtre Osiris protĂ©gĂ© par les quatre Enfants dâHorus, câest-Ă -dire, rappelons-le, ses propres Ă©manations. Coll. Penser la mĂ©decine », Paris, 1995, p. 74-79. Sur le motif iconographique des Enfants dâHorus dressĂ©s sur le lotus, voir Fr. SERVAJEAN, Le lotus Ă©mergeant et les quatre Enfants dâHorus analyse dâune mĂ©taphore physiologique », dans, S. AufrĂšre Ă©d., EncyclopĂ©die religieuse de lâunivers vĂ©gĂ©tal II, OrMonsp XI, 2001, p. 261-297 mais lâanalyse de lâauteur entĂ©rine la confusion entre Horus lâAncien et Horus le Jeune, ce dernier Ă©tant considĂ©rĂ© comme le pĂšre des Enfants dâHorus. 10 Le sujet est abordĂ© par W AINWRIGHT, A pair of Constellations », dans Studies presented to Ll. Griffith, London, 1932, p. 373-382 ; M. ROCHHOLZ, Schöpfung Feindvernichtung, Regeneration, Untersuchung zum Symbolgehalt der machtgeladenen Zahl 7 im alten Ăgypten, ĂAT 56, Wiesbaden, 2002, p. 25-34. 12 Bernard Mathieu Ainsi se comprend la prĂ©cision gĂ©ographique donnĂ©e Ă propos des Nobles du dieu, penchĂ©s sur leurs supports djĂąm, qui veillent sur la Haute-Ăgypte » § 816a [TP 440]. La formule TP N570 A version P semble bien faire allusion elle aussi Ă cet astĂ©risme Dieux du ciel inversĂ©, ImpĂ©rissables, qui parcourez le pays des Libyens appuyĂ©s sur vos sceptres djĂąm, ce N sâappuiera avec vous sur le sceptre ouas et le sceptre djĂąm, car câest N, votre quatriĂšme ! Dieux du ciel inversĂ©, ImpĂ©rissables, qui parcourez le pays des Libyens appuyĂ©s sur vos sceptres djĂąm, ce N sâappuiera avec vous sur le sceptre ouas et le sceptre djĂąm, car câest N, votre cinquiĂšme ! » § 1456b-1458a. On est tentĂ© de voir dans ces ImpĂ©rissables les Ă©toiles principales de lâastĂ©risme de Sah notre Baudrier dâOrion. Le dĂ©funt serait ainsi assimilĂ©, en tant que quatriĂšme, Ă lâĂ©toile de plus forte magnitude Rigel = QĂ©behsĂ©nouf parmi les quatre qui entourent le Baudrier BĂ©telgeuse, Bellatrix, SaĂŻph, Rigel = alpha, gamma, kappa, bĂȘta Orionis, et, en tant que cinquiĂšme, au Baudrier dâOrion lui-mĂȘme Osiris, entourĂ© des quatre Enfants dâHorus. La cinquiĂšme stance de lâ hymne numĂ©rique » 11 Ă©voque subtilement Osiris, sous le nom rĂ©vĂ©lateur de TĂ©nĂ©breux », et sous la forme du Baudrier dâOrion SâĂ, dont les Enfants dâHorus sont les voisins sâ Hâ~n N n mââ Tnmw djw-nwâ Ăn sbâ.w sâ SâĂ. Ce N est descendu pour voir le TĂ©nĂ©breux, votre cinquiĂšme, astres qui ĂȘtes voisins dâOrion 12. Le ciel du nord fournissait lui aussi, avec notre Grande Ourse, un magnifique astĂ©risme susceptible dâintĂ©grer la figure dâOsiris et celles des Quatre Enfants. On sait par le chapitre 17 du Livre des Morts que les Enfants dâHorus faisaient partie intĂ©grante de cette constellation Jr ÆâÆâ.t Ăâ Wsjr, Jmstj Ăpy Dwâ nâ pw m-sâ pâ âp⥠m Quant Ă lâassemblĂ©e qui entoure Osiris, Ă savoir ImsĂ©ti, HĂąpy, Douamoutef et QĂ©behsĂ©nouf, ce sont ceux qui se trouvent Ă lâarriĂšre de la Patte avant Grande Ourse dans le ciel du nord 13. Mais Ă la diffĂ©rence de ce qui se passait dans le ciel du sud, Osiris y est invisible, et aux quatre Enfants dâHorus sont joints trois divinitĂ©s supplĂ©mentaires qui complĂštent la constellation Jr ââ.w 7 Jmstj Ăpy Dwâ QbĂ-snwâ f Mââ-jtâ f Ăry-bâqâ f Ăr-â rdâ twâ sn jn Jnpw m sâ ny.t Wsjr. Et quant Ă ces sept Esprits, ImsĂ©ti, HĂąpy, Douamoutef, QĂ©behsĂ©nouf, Maaitef, KhĂ©rybaqef et HorusKhentyirty, ils ont Ă©tĂ© placĂ©s par Anubis comme protection de la sĂ©pulture dâOsiris. La prĂ©sence parallĂšle des Enfants dâHorus dans les deux ciels apparaĂźt dans la formule TP 576 Câest N, lâun de ces Quatre Dieux, Enfants de Geb, qui parcourent la Haute-Ăgypte et qui parcourent la Basse-Ăgypte, debout sur leurs sceptres djĂąm, oints dâhuile hatet, vĂȘtus dâĂ©toffe idĂ©mi, qui vivent de figues et boivent du vin » § 1510a-1511b. Le fait quâOsiris Horus lâAncien soit 11 Il sâagit dâune suite de neuf formules, distinctes les unes des autres mais formant un groupe cohĂ©rent, dont chacune contient au moins un terme Ă©voquant ou dĂ©signant un ordinal premier reprĂ©sentĂ© par le mot Wr, VĂ©nĂ©rable », deuxiĂšme sn-nw, troisiĂšme âmt-nw, quatriĂšme fdw-nw, cinquiĂšme djw-nw, sixiĂšme sjsw-nw, septiĂšme sfâ-nw, huitiĂšme âmnw-nw et neuviĂšme reprĂ©sentĂ© par le verbe psÆ, briller. Cette composition, Ă prĂ©sent, est attestĂ©e six fois dans le corpus des TP chez TĂ©ti, sur la paroi nord de lâantichambre T/A/N 47-52, en deux endroits chez PĂ©py Ier, sur la paroi nord de lâantichambre P/A/N 12-14 et sur la paroi ouest de la section antĂ©rieure » de la descenderie P/D ant/W 1-10 = P 791-798, chez MĂ©renrĂȘ, sur la partie ouest de la paroi nord de la chambre funĂ©raire M/F/Nw B 40-42 et C 1-11, chez PĂ©py II, sur la partie ouest de la paroi nord de la chambre funĂ©raire N/F/Nw A 3-7 = N 577-579+1, et enfin chez Neit, Ă©galement sur la partie ouest de la paroi nord de la chambre funĂ©raire Nt/F/Nw A 9-15 = Nt 9-15. 12 § 1579 [TP N585 E] = § 1852 [TP N657 C] = § *2268e [TP N738 C]. 13 Papyrus de NebsĂ©ny, BM 9900. ENIM 1, 2008, p. 7-14 Les Enfants dâHorus, thĂ©ologie et astronomie 13 doublement prĂ©sent, dans le ciel du sud et le ciel du nord, est magnifiquement exprimĂ© dans le Spell 1143 des Textes des Sarcophages 14 Ăr smsw Ăry-jb sbâ.w Ăry.w âft Ăry.w. Horus lâAncien qui es au cĆur des astres dâen haut comme des astres dâen bas. Enfants dâHorus et astronomie ordres de succession En conclusion de ces analyses, la question se pose de la pertinence de lâordre de prĂ©sentation des Enfants dâHorus lorsquâils sont citĂ©s nominativement. La succession HĂąpy, Douamoutef, ImsĂ©ti, QĂ©behsĂ©nouf HDIQ, majoritaire dans les TP § 149a-b, 1092c, 1097b-c, 1333b, 1339c, 2101b, semble bien se rapporter aux Ă©toiles entourant le Baudrier dâOrion SâĂ en Ă©gyptien HĂąpy, Douamoutef correspondraient Ă BĂ©telgeuse alpha et Bellatrix gamma, tandis que ImsĂ©ti kappa et QĂ©behsĂ©nouf bĂȘta correspondraient Ă SaĂŻph et Rigel la plus brillante. La formule TP 215, dĂ©jĂ citĂ©e, paraĂźt assez explicite tes bras, ce sont HĂąpy et Douamoutef â quand tu as besoin de monter au ciel, et tu monteras â, tes jambes, ImsĂ©ti et QebehsĂ©nouf â quand tu as besoin de descendre au Ciel inversĂ©, et tu descendras â tes membres, les jumeaux dâAtoum, les ImpĂ©rissables » § 149a-c ; lâastĂ©risme dâOrion comme figurant le tronc dâOsiris auquel se rattachent bras et jambes se dessine ici clairement, mĂȘme si elle nâĂ©tait pas encore explicite au moment de la rĂ©daction des TP. La formule TP 505 va dans le mĂȘme sens Ces quatre Esprits qui sont avec N, ce sont HĂąpy, Douamoutef, ImsĂ©ti et QĂ©behsĂ©nouf, deux dâun cĂŽtĂ© et deux de lâautre » § 1092b-d. La succession ImsĂ©ti, HĂąpy, Douamoutef, QĂ©behsĂ©nouf IHDQ, quant Ă elle, Ă©voquerait plutĂŽt les quatre Ă©toiles formant le quadrilatĂšre de la Grande Ourse Megrez, Phecda, Merak, Dubhe la plus brillante = delta, gamma, beta, alpha Ursa Major. Câest ce qui ressort du chapitre 17 de Livre des Morts citĂ© plus haut quant Ă lâassemblĂ©e qui entoure Osiris, Ă savoir ImsĂ©ti, HĂąpy, Douamoutef et QĂ©behsĂ©nouf, ce sont ceux qui se trouvent Ă lâarriĂšre de lâĂpaule dans le ciel du nord », mais aussi de la formule TP 688, oĂč les Enfants dâHorus, Ă©numĂ©rĂ©s dans le mĂȘme ordre, sont nommĂ©s ProgĂ©niture dâHorus de Khem LĂ©topolis », et par consĂ©quent localisĂ©e au Nord. On doit signaler un seul contre-exemple, sur les quatorze cas oĂč les Enfants dâHorus sont listĂ©s, dans lequel la sĂ©quence IHDQ Ă©voque Orion câest ce N, lâunique de ces quatre dieux, ImsĂ©ti, HĂąpy, Douamoutef, QĂ©behsĂ©nouf, qui vivent de MaĂąt, appuyĂ©s sur leur sceptres djĂąm, les veilleurs du Pays du Sud » § 1483a-d. Les autres configurations, dans cette hypothĂšse, nâont pas de lĂ©gitimitĂ© astronomique dĂ©finie ; minoritaires, elles nâinterviennent pas, de fait, dans un contexte astronomique mais dans celui du rituel funĂ©raire il sâagit de HDQI § 552b, TP 1069 et de HIDQ § 1228a, 1548b. Les deux figures ci-dessous tentent de rendre compte, de la maniĂšre la plus simple, de ce quâa pu ĂȘtre, dans les temps anciens, la double transposition astronomique des Enfants dâHorus, Ă©manations conceptuelles du principe crĂ©ateur. 14 CT VII, 491h. 14 Bernard Mathieu Ciel du sud, Orion. Osiris visible Baudrier entourĂ© par les Enfants dâHorus Ciel du nord, Grande Ourse. Osiris invisible entourĂ© par les Enfants dâHorus suivis de leurs trois compagnons ENIM 1, 2008, p. 7-14 RĂ©sumĂ© Les Enfants d'Horus thĂ©ologie et astronomie. Une enquĂȘte menĂ©e sur les Enfants d'Horus HĂąpy, Douamoutef, ImsĂ©ti et QĂ©behsĂ©nouf dans les Textes des Pyramides permet de mettre en relief leur vĂ©ritable identitĂ© thĂ©ologique, leurs fonctions essentielles, ainsi que les correspondants que les Ăgyptiens leur avaient attribuĂ©s dans le ciel nocturne, au sein des constellations que nous nommons Orion et la Grande Ourse. Abstract The Sons of Horus Theology and Astronomy A synthetic study of the Sons of Horus HĂąpy, Duamutef, Imseti and Qebehsenuf in the Pyramid Texts is proposed, showing their genuine theological nature, their main functions, and the celestial correspondants the Egyptian gave them in the night sky, inside the constellations we call Orion and Great Bear Ursa Major. ENiM â Une revue dâĂ©gyptologie sur internet.Tes pas Ă©cĆurĂ© d'ĂȘtre le sous-fifre de la bourrique? Au moins le cardinal a le mĂ©rite de perdre sa vie Ă Ă©crire de longs et insignifiants messages que personne ne lit, alors que toi, junior, ne
Lâoeil dâHorus est un documentaire dâune profondeur incroyable sur lâEgypte Ancienne, qui est prĂ©sentĂ© non pas du point de vue de lâEgyptologie classique, mais dâun point de vue Ă©sotĂ©rique, qui met clairement en Ă©vidence la nature cyclo-cosmique du temps, de la mĂȘme maniĂšre que La rĂ©vĂ©lation des pyramides. Ainsi tous les 25 000 ans, un grand cataclysme dĂ©truirait les civilisations et les Ăgyptiens, seraient des survivants de lâAtlantide, qui seraient Ă lâorigine de la construction du sphinx et des grandes pyramides. Il est exposĂ©, que contrairement aux idĂ©es rĂ©pandues, cette civilisation nâĂ©tait pas polythĂ©iste reconnaissance de plusieurs dieux mais bien monothĂ©iste, et que les reprĂ©sentations symbolisent des attributs du Divin. Lâoeil dâHorus 1 LâĂcole des MystĂšres Lâoeil dâHorus 2 Osiris Seigneur de la RĂ©incarnation Lâoeil dâHorus 03 Le Sphinx, Gardien de lâHorizon, GenĂšse de la Connaissance Lâoeil dâHorus 04 La Fleur de la Vie Lâoeil dâHorus 05 Saqqarah, Le Complexe de Cristal Lâoeil dâHous 06 Saqqarah, La Machine Quantique Lâoeil dâHorus 07 Dendera, Berceau de lâAstronomie Livres sur le sujet Le cycle de lâhumanitĂ© adamique Introduction Ă lâĂ©tude de la cyclologie traditionnelle 0 0 votes Ăvaluation de l'article
1 LâidentitĂ© du macrocosme et du microcosme est semble-t-il ce qui a fascinĂ© Marguerite Yourcenar da ... 1Ćuvre mĂ©ditative autant que narrative, les MĂ©moires dâHadrien ont assez dâampleur pour embrasser tout un empire, assez de hauteur pour relier lâavenir au souvenir. Si la profondeur du texte tient Ă la complexitĂ© du feuilletage gĂ©nĂ©rique et Ă la densitĂ© de lâexpĂ©rience du protagoniste, elle relĂšve Ă©galement dâun vertigineux jeu de miroirs qui confine Ă la mise en abĂźme. Lâhistoire de lâhomme dans lâempire est aussi lâhistoire de lâun dans le tout. Tout nous Ă©chappe, et tous, et nous-mĂȘme », concĂšde Marguerite Yourcenar dans les Carnets de notes p. 331. Dans ce demi-aveu de faiblesse de lâĂ©crivain rĂ©side sans doute la clef de sa force la certitude humaniste quâil nâexiste pas de solution de continuitĂ© de tout » Ă nous-mĂȘme », que le microcosme dâun ĂȘtre peut reflĂ©ter le macrocosme des hommes, et le microcosme dâun livre, le macrocosme du monde1. Aussi les MĂ©moires dâHadrien peuvent-ils se lire comme une Ćuvre rĂ©flexive, voire autorĂ©flexive. Dans le livre, la bibliothĂšque 2 Sur les rapports de Marguerite Yourcenar et Jorge Luis Borges, voir Achmy Halley, Marguerite Yourc ... 2Grande admiratrice de Borges2, auquel elle rendit visite six jours avant quâil ne meure, Marguerite Yourcenar avait comme lui la fascination du labyrinthe Le Labyrinthe du monde, tel est le titre quâelle donne Ă sa trilogie familiale, et le territoire que ne cesse dâexplorer son Ćuvre. Comme Borges toujours, elle sait quâune bibliothĂšque est tout ensemble un monde et un labyrinthe ; nouvelle Ariane, elle invite le lecteur Ă suivre le fil des lectures dâHadrien, qui en disent aussi beaucoup sur son propre monde de livres. La bibliothĂšque dâHadrien 3 Lâune des meilleures maniĂšre de recrĂ©er la pensĂ©e dâun homme reconstituer sa bibliothĂšque » dans cette remarque des Carnets de notes p. 327, Marguerite Yourcenar livre lâun des secrets de fabrication » de son ouvrage, qui nâa cependant rien de la mĂ©thode servilement appliquĂ©e. La nĂ©cessitĂ© de cette reconstitution sâest, Ă lâen croire, imposĂ©e Ă elle comme en dĂ©pit dâelle Durant des annĂ©es, dâavance, et sans le savoir, jâavais ainsi travaillĂ© Ă remeubler les rayons de Tibur » ibid. De ces recherches mi-archĂ©ologiques, mi-bibliophiliques, les MĂ©moires dâHadrien portent la trace. Ils sont jalonnĂ©s dâallusion aux lectures du protagoniste, qui agissent comme autant dâĂ©lĂ©ments de caractĂ©risation dâHadrien. Mais dans les goĂ»ts, les dĂ©goĂ»ts et les engouements littĂ©raires du personnage se lisent aussi, souvent en creux, certains choix littĂ©raires de lâauteur. 4Que les prĂ©fĂ©rences littĂ©raires dâun individu contribuent Ă le dĂ©finir, la diĂ©gĂšse le suggĂšre comme les paratextes. Ainsi, lorsquâHadrien veut caractĂ©riser Lucius, il Ă©voque le poĂšte favori de lâadolescent, dont le nom seul suffit Ă dessiner lâaudace sĂ©duisante du jeune patricien Martial Ă©tait son Virgile il rĂ©citait ses poĂ©sies lascives avec une effronterie charmante » p. 122. Mais Lucius est surtout saisi Ă travers le prisme du regard et des lectures dâHadrien trĂšs vite, câest Ă ses propres goĂ»ts que celui-ci recourt pour complĂ©ter le portrait, et il affirme ainsi comme incidemment sa prĂ©fĂ©rence pour la poĂ©sie amoureuse, quâelle appartienne aux temps passĂ© de la GrĂšce, avec Callimaque, ou quâelle lui soit contemporaine, avec Straton Lâimage de Lucius adolescent se confine Ă des recoins plus secrets du souvenir un visage, un corps, lâalbĂątre dâun teint pĂąle et rose, lâexact Ă©quivalent dâune Ă©pigramme amoureuse de Callimaque, de quelques lignes nettes et nues du poĂšte Straton » ibid. 5TrĂšs tĂŽt dans sa lettre Ă Marc AurĂšle, Hadrien a en effet affirmĂ© sa passion de la poĂ©sie. Ăpris de rhĂ©torique, il dit avoir Ă©tĂ© plus profondĂ©ment marquĂ© encore par ses lectures poĂ©tiques. Lâamateur de la vie et de ses plaisirs est mĂȘme alors tentĂ© de donner la prĂ©sĂ©ance Ă la littĂ©rature La lecture des poĂštes eut des effets plus bouleversants encore ; je ne suis pas sĂ»r que la dĂ©couverte de lâamour soit nĂ©cessairement plus dĂ©licieuse que celle de la poĂ©sie. Celle-ci me transforma lâinitiation Ă la mort ne mâintroduira pas plus loin dans un autre monde que tel crĂ©puscule de Virgile. Plus tard, jâai prĂ©fĂ©rĂ© la rudesse dâEnnius, si prĂšs des origines sacrĂ©es de la race, ou lâamertume savante de LucrĂšce, ou, Ă la gĂ©nĂ©reuse aisance dâHomĂšre, lâhumble parcimonie dâHĂ©siode. Jâai goĂ»tĂ© surtout les poĂštes les plus compliquĂ©s et les plus obscurs, qui obligent ma pensĂ©e Ă la gymnastique la plus difficile, les plus rĂ©cents ou les plus anciens, ceux qui me frayent des voies toutes nouvelles ou mâaident Ă retrouver les pistes perdues. Mais, Ă cette Ă©poque, jâaimais surtout dans lâart des vers ce qui tombe le plus immĂ©diatement sous les sens, le mĂ©tal poli dâHorace, Ovide et sa mollesse de chair. p. 44 6Dans cette Ă©numĂ©ration, Marguerite Yourcenar rĂ©unit bien des traits caractĂ©ristiques de son personnage, changeant, variable, attirĂ© Ă la fois par la puretĂ© de lâexpression et la complexitĂ© de lâesprit humain, aimantĂ© par les extrĂȘmes, fascinĂ© par la GrĂšce et attachĂ© Ă Rome. Mais ce quâHadrien Ă©prouve au fil de ses lectures reflĂšte Ă©galement ce que Marguerite Yourcenar offre Ă ses lecteurs une Ćuvre narrative, comme celles des poĂštes Ă©piques, mythique, comme celle dâHĂ©siode et mĂ©ditative, comme celle de LucrĂšce, mais aussi une ouverture vers un autre monde » dâamour et de mort, que lâon pĂ©nĂštre au prix, sinon dâune gymnastique difficile », du moins dâun effort de comprĂ©hension, et dans lequel on parcourt autant de voies nouvelles » que de pistes perdues ». Ces pistes perdues », lâempereur les explore de nouveau aprĂšs la mort dâAntinoĂŒs, et les Ă©voque dans une mĂ©ditation sur ses lectures qui constitue en quelque sort le double endeuillĂ© de celle de Varius, multiplex, multiformis ». Ses choix se sont alors resserrĂ©s, ses goĂ»ts se sont muĂ©s en obsessions, mais lâauteur entremĂȘle de nouveau les caractĂ©ristiques de son personnage et celles de sa propre Ă©criture Les poĂštes aussi mâoccupĂšrent ; jâaimais Ă conjurer hors dâun passĂ© lointain ces quelques voix pleines et pures. Je me fis un ami de ThĂ©ognis, lâaristocrate, lâexilĂ©, lâobservateur sans illusion et sans indulgence des affaires humaines, toujours prĂȘt Ă dĂ©noncer ces erreurs et ces fautes que nous appelons nos maux. Cet homme avait goĂ»tĂ© aux dĂ©lices poignantes de lâamour ; [...] lâimmortalitĂ© quâil promettait au jeune homme de MĂ©gare Ă©tait mieux quâun vain mot, puisque ce souvenir mâatteignait Ă une distance de plus de six siĂšcles. Mais, parmi les anciens poĂštes, Antimaque surtout mâattacha ; jâapprĂ©ciais ce style obscur et dense, ces phrases amples et pourtant condensĂ©es Ă lâextrĂȘme, grandes coupes de bronze emplies dâun vin lourd. [...] Il avait passionnĂ©ment pleurĂ© sa femme LydĂ© ; il avait donnĂ© le nom de cette morte Ă un long poĂšme oĂč trouvaient place toutes les lĂ©gendes de douleur et de deuil. Cette LydĂ©, que je nâaurais peut-ĂȘtre pas remarquĂ©e vivante, devenait pour moi une figure familiĂšre, plus chĂšre que bien des personnages fĂ©minins de ma propre vie. Ces poĂšmes, pourtant presque oubliĂ©s, me rendaient peu Ă peu ma confiance en lâimmortalitĂ©. p. 235-236 7Les styles respectifs de ThĂ©ognis et Antimaque ne sont pas sans rapport avec celui que Marguerite Yourcenar prĂȘte Ă Hadrien, sans illusion et sans indulgence », dense », ample et pourtant condensĂ© Ă lâextrĂȘme », et de mĂȘme que ThĂ©ognis et Antimaque assurent lâimmortalitĂ© de Cyrnus et LydĂ©, Marguerite Yourcenar fait revivre Hadrien et AntinoĂŒs, les rend, le temps dâune lecture, plus familiers aux lecteurs que leurs contemporains. 3 Marguerite Yourcenar elle-mĂȘme dĂ©signe trĂšs clairement MĂ©moires dâHadrien comme une Ćuvre poĂ©tique ... 4 Sur ce sujet, voir RĂ©my Poignault, Hadrien et le monde des lettres », dans LâAntiquitĂ© dans lâĆu ... 5 Les messages affluĂšrent ; PancratĂšs mâenvoya son poĂšme enfin terminĂ© ; ce nâĂ©tait quâun mĂ©diocre ... 8La poĂ©sie, en particulier amoureuse ou Ă©lĂ©giaque, occupe ainsi une large part de la bibliothĂšque dâHadrien ; câest encore Ă ce genre quâil se rĂ©fĂšre pour retracer lâatmosphĂšre qui enveloppe ses liaisons adultĂšres avec des patriciennes CâĂ©tait le monde de Tibulle et de Properce une mĂ©lancolie, une ardeur un peu factice, mais entĂȘtante comme une mĂ©lodie sur le mode phrygien » p. 74. Le théùtre en revanche semble tenir peu de place dans son paysage littĂ©raire hormis le texte de Lycophron lu lors de la rencontre avec AntinoĂŒs p. 169, lâunique Ă©vocation dâune piĂšce de théùtre rĂ©side dans lâanecdote sinistre de la tĂȘte de Crassus lancĂ©e de main en main comme une balle au cours dâune reprĂ©sentation des Bacchantes dâEuripide, quâun roi barbare frottĂ© dâhellĂ©nisme donnait au soir dâune victoire » p. 93 â la catharsis fait alors totalement dĂ©faut, puisque Crassus dĂ©capitĂ© redouble lâhorreur de PenthĂ©e dĂ©membrĂ©. Lâhistoire, en revanche, figure en bonne place dans les lectures dâHadrien. Lâentreprise historique, mĂȘme menĂ©e sans gĂ©nie, lui semble toujours estimable, ainsi quâen tĂ©moigne sa remarque Ă propos de PhlĂ©gon Le style de PhlĂ©gon est fĂącheusement sec, mais ce serait dĂ©jĂ quelque chose que de rassembler et dâĂ©tablir les faits » p. 235. Au mĂȘme titre que la poĂ©sie, lâhistoire est dotĂ©e dâune puissance Ă©motionnelle telle que les vies lues transcendent lâexpĂ©rience vĂ©cue ; la rencontre avec Plutarque, bien que relatĂ©e sur le mode pudique de lâallusion, constitue ainsi Ă nâen pas douter lâun des sommets de la vie littĂ©raire dâHadrien, et peut-ĂȘtre de toute son existence Ă ChĂ©ronĂ©e, oĂč jâĂ©tais allĂ© mâattendrir sur les antiques couples dâamis du Bataillon SacrĂ©, je fus deux jours lâhĂŽte de Plutarque. Jâavais eu mon Bataillon SacrĂ© bien Ă moi, mais, comme il mâarrive souvent, ma vie mâĂ©mouvait moins que lâhistoire » p. 87. PoĂ©sie, histoire, les genres favoris de lâempereur sont donc ceux-lĂ mĂȘme qui constituent la matiĂšre des MĂ©moires dâHadrien3. Si Marguerite Yourcenar cite les auteurs quâa vĂ©ritablement lus son personnage, et quâelle-mĂȘme a longuement frĂ©quentĂ©s au cours de sa gigantesque entreprise de reconstruction documentĂ©e4, elle nâen met pas moins lâaccent sur certaines prĂ©fĂ©rences, ou certains aspects qui font signe vers sa propre Ă©criture. Hadrien, laisse-t-elle entendre, nâa guĂšre trouvĂ© de poĂšte ou dâhistorien Ă sa mesure pour chanter ses Ă©motions ou retracer son rĂšgne les textes composĂ©s Ă lâoccasion de la mort dâAntinoĂŒs sont mĂ©diocres5, le style de PhlĂ©gon laisse Ă dĂ©sirer. Aussi devient-elle ce patient biographe du futur dont, non sans ironie, elle fait dĂ©crire Ă Hadrien la tĂąche difficile Les SuĂ©tones de lâavenir auront fort peu dâanecdotes Ă rĂ©colter sur moi », prĂ©sage-t-il en se fĂ©licitant de la discrĂ©tion de ses proches p. 140 ; une fois nâest pas coutume, les talents oraculaires dâHadrien se trouvent dĂ©mentis. 9Tout concorde dans la bibliothĂšque rĂ©inventĂ©e par Marguerite Yourcenar les Ă©vĂ©nements de la vie dâHadrien et ceux que retracent ses lectures, les goĂ»ts du personnage et les procĂ©dĂ©s de sa crĂ©atrice. Et câest prĂ©cisĂ©ment dans des phĂ©nomĂšnes dâĂ©troites correspondances, gages de vĂ©ritĂ©, que rĂ©side le critĂšre Ă lâaune duquel lâempereur juge de la qualitĂ© dâune Ćuvre littĂ©raire. De PolĂ©mon notamment, il aime lâauthenticitĂ©, perceptible dans lâinventio comme dans lâactio. La rhĂ©torique chez lui nâest pas un masque mais un rĂ©vĂ©lateur Le rhĂ©teur PolĂ©mon, le grand homme de LaodicĂ©e, qui rivalisait avec HĂ©rode dâĂ©loquence, et surtout de richesses, mâenchanta par son style asiatique, ample et miroitant comme les flots dâun Pactole cet habile assembleur de mots vivait comme il parlait, avec faste » p. 176. De mĂȘme, son jeu est on ne peut plus sĂ©rieux Il y avait de lâacteur en PolĂ©mon, mais les jeux de physionomie dâun grand comĂ©dien traduisent parfois une Ă©motion Ă laquelle participent tout une foule, tout un siĂšcle » p. 192. Ă lâinverse, dans la colĂšre que JuvĂ©nal fait naĂźtre chez lâempereur, le dĂ©goĂ»t de lâhypocrisie le dispute au sentiment de lâoffense JuvĂ©nal osa insulter dans une de ses Satires le mime PĂąris, qui me plaisait. JâĂ©tais las de ce poĂšte enflĂ© et grondeur ; jâapprĂ©ciais peu son mĂ©pris pour lâOrient et la GrĂšce, son goĂ»t affectĂ© pour la prĂ©tendue simplicitĂ© de nos pĂšres, et ce mĂ©lange de descriptions dĂ©taillĂ©es du vice et de dĂ©clamations vertueuses qui titille les sens du lecteur tout en rassurant son hypocrisie. p. 249 10Trop conscient sans doute de ses propres faiblesses il ne cache pas que son attachement pour PĂąris contribue Ă le dĂ©goĂ»ter de JuvĂ©nal, Hadrien ne recourt lui-mĂȘme que trĂšs rarement au registre de la satire, si ce nâest, prĂ©cisĂ©ment, pour railler JuvĂ©nal, ou pour dresser la galerie de portraits lĂ©gĂšrement caricaturale des hommes de lettres dont il sâest entourĂ© p. 139-140 â mais la raillerie se nuance alors de tendresse. Un personnage en particulier cristallise son mĂ©pris de la littĂ©rature inauthentique il sâagit de la bien nommĂ©e Julia Balbilla. Le nom de cette authentique poĂ©tesse proche de Sabine Ă©voque irrĂ©sistiblement un babil ou un balbutiement au mieux insignifiant, au pire irritant. La premiĂšre mention que fait dâelle Hadrien est dĂ©jĂ teintĂ©e de condescendance [Sabine] ne sâentourait que de femmes de lettres inoffensives. La confidente du moment, une certaine Julia Balbilla, faisait assez bien les vers grecs » p. 206. Mais bientĂŽt, lâinoffensive faiseuse se mĂ©tamorphose en personnage repoussoir, dont la prolixitĂ© est signe dâinauthenticitĂ©. Devant le colosse de Memnon, lâinĂ©puisable Julia Balbilla enfant[e] sur-le-champ une sĂ©rie de poĂšmes » p. 222 qui contrastent avec lâinscription minimaliste laissĂ©e par Hadrien. Celui-ci grave en grec une forme abrĂ©gĂ©e et familiĂšre de son nom » p. 223 et, lĂ oĂč les vers de Julia Balbilla semblaient nâĂȘtre que vacuitĂ©, cette inscription Ă proprement parler lapidaire suffit Ă faire naĂźtre la conscience de lâinstant et le bouleversant souvenir des vingt ans quâAntinoĂŒs nâatteindra jamais. Au seuil de la mort, Hadrien se remĂ©more sans le nommer cet Ă©pisode dĂ©chirant Audivi voces divinas... La sotte Julia Balbilla croyait entendre Ă lâaurore la voix mystĂ©rieuse de Memnon jâai Ă©coutĂ© les bruissements de la nuit » p. 309. Lâobscur chant du monde peut ĂȘtre Ă de certains instants une poĂ©sie plus limpide que le verbe des hommes, parce quâil dit sans dĂ©tours ni faux-semblants lâexactitude de ce qui est. 11Un accord, tel semble ĂȘtre ce que recherche Hadrien dans le dĂ©dale de ses lectures â accord avec lâĂ©motion, avec le monde, avec soi-mĂȘme, avec dâautres hommes lâauteur, mais aussi ceux qui ont vĂ©cu et que les mots font renaĂźtre. Un accord, câest Ă©galement ce que compose Marguerite Yourcenar en parcourant la bibliothĂšque de lâempereur perdu, tant chacune des allusions intertextuelles quâelle mĂ©nage est lourde de rĂ©sonnances. Ainsi la rencontre avec AntinoĂŒs, roman ou poĂšme Ă©lĂ©giaque vĂ©cu par Hadrien, est-elle placĂ©e sous le signe de la littĂ©rature On lut ce soir-lĂ une piĂšce assez abstruse de Lycophron que jâaime pour ses folles juxtapositions de sons, dâallusions et dâimages, son complexe systĂšme de reflets et dâĂ©chos » p. 169. Ce nâest certes pas le fait du hasard si cette notation prend place Ă lâorĂ©e du SĆculum aureum », Ă lâinstant oĂč le rĂ©cit dĂ©ploie au plus haut degrĂ© sa poĂ©sie de sons, dâallusions et dâimages » alors quâelle va faire apparaĂźtre AntinoĂŒs au bord dâune source consacrĂ©e Ă Pan » ibid., câest-Ă -dire Ă Tout, Marguerite Yourcenar fait rĂ©sonner lâune des notes Ă la fois secrĂštes et claires du complexe systĂšme de reflets et dâĂ©chos » que sont les MĂ©moires dâHadrien. La bibliothĂšque de Marguerite Yourcenar 12Il est un autre moment du SĆculum aureum » oĂč Hadrien et AntinoĂŒs Ă©coutent de concert un texte bruissant dâĂ©chos. Alors quâil relate ses expĂ©riences magiques et ses interrogations sur la nature de lâĂąme, lâempereur se souvient Vers la mĂȘme Ă©poque, PhlĂ©gon, qui collectionnait les histoires de revenants, nous raconta un soir celle de La FiancĂ©e de Corinthe dont il se porta garant. Cette aventure oĂč lâamour ramenait une Ăąme sur la terre, et lui rendait temporairement un corps, Ă©mut chacun de nous, mais Ă des profondeurs diffĂ©rentes. Plusieurs tentĂšrent dâamorcer une expĂ©rience analogue [...]. Aucune de ces tentatives ne rĂ©ussit. Mais dâĂ©tranges portes sâĂ©taient ouvertes. p. 199 6 FantĂŽmes et statues sont explicitement mis en relation lors de la rencontre de la Sibylle bretonne ... 13LâĂ©pisode est troublant en ce quâil prĂ©figure les efforts Ă venir dâHadrien pour ramener Ă la vie le fantĂŽme dâAntinoĂŒs par lâentremise de la statuaire6 ; il lâest Ă©galement en ce quâil Ă©veille chez lâauteur et ses lecteurs des souvenirs nĂ©cessairement Ă©trangers au narrateur. Marguerite Yourcenar fait Ă©tat de sa surprise dans les Carnets de notes, oĂč elle avoue Il faut sâenfoncer dans les recoins dâun sujet pour dĂ©couvrir les choses les plus simples, et de lâintĂ©rĂȘt littĂ©raire le plus gĂ©nĂ©ral. Câest seulement en Ă©tudiant PhlĂ©gon, secrĂ©taire dâHadrien, que jâai appris quâon doit Ă ce personnage oubliĂ© la premiĂšre et lâune des plus belles entre les grandes histoires de revenants, cette sombre et voluptueuse FiancĂ©e de Corinthe dont se sont inspirĂ©s Goethe et lâAnatole France des Noces corinthiennes p. 338-339. 14La superposition dans lâesprit du lecteur des textes de PhlĂ©gon, dâAnatole France et surtout de Goethe, dont le nom est spontanĂ©ment associĂ© au titre de La FiancĂ©e de Corinthe, ouvre Ă son tour dâĂ©tranges portes », et fait partager au lecteur du XXe siĂšcle lâĂ©moi Ă©prouvĂ© par Hadrien et ses proches de mĂȘme que lâapparition de la morte amoureuse, lâintertextualitĂ© brouille les frontiĂšres temporelles, et offre un moyen de rĂ©trĂ©cir Ă son grĂ© la distance des siĂšcles » p. 331. 7 Dans Les Yeux ouverts, Marguerite Yourcenar dit plus explicitement encore son admiration pour Prou ... 8 Pierre Corneille, Sertorius, acte III, scĂšne 1, dans Théùtre complet II, Pierre LiĂšvre et Roger Ca ... 15Dans la bibliothĂšque des MĂ©moires dâHadrien, les volumens du narrateur cohabitent en effet avec les volumes de lâauteur, çà et lĂ discrĂštement glissĂ©s sur les rayonnages du temps. Au-delĂ de ses recherches historiques, les lectures de Marguerite Yourcenar nourrissent nĂ©cessairement son Ă©criture, comme en tĂ©moignent les Carnets de notes, qui Ă©voquent abondamment les auteurs dans le sillage desquels elle se situe, et notamment Proust ; la reconstitution dâun passĂ© perdu » quâelle lui attribue p. 330 nâest sans doute pas tout Ă fait Ă©trangĂšre Ă cette recherche dâun temps perdu que sont les MĂ©moires dâHadrien7. De tels souvenirs de lecture ont leur place dans les paratextes et les commentaires ; on sâattendrait en revanche moins Ă les trouver entremĂȘlĂ©s au tissu mĂȘme de la lettre dâHadrien, dont lâauteur cherchait en quelque sorte Ă sâabsenter, affirmant sa volontĂ© de sâinterdire les ombres portĂ©es ; ne pas permettre que la buĂ©e dâune haleine sâĂ©tale sur le tain du miroir » p. 332. Des rĂ©miniscences littĂ©raires affleurent pourtant parfois en surimpression sur lâimage dâHadrien, sans jamais la ternir ni la troubler toutefois, tant elles sont discrĂštes. Un seul effet de citation clairement identifiable fait employer Ă lâempereur des mots dâun autre Ăąge Rome nâest plus dans Rome elle doit pĂ©rir ou sâĂ©galer dĂ©sormais Ă la moitiĂ© du monde », affirme Hadrien en prĂ©ambule Ă lâexposĂ© de ses principes politiques p. 124. Le roman rĂ©sonne alors des accents classiques de la cĂ©lĂšbre rĂ©plique de Sertorius Rome nâest plus dans Rome, elle est toute oĂč je suis8 ». Lâallusion est ludique Marguerite Yourcenar fait rĂ©pĂ©ter Ă un empereur du IIe siĂšcle les paroles dâun Romain de la RĂ©publique Ă©crites quinze siĂšcles aprĂšs lui. La mise Ă distance est nette lĂ oĂč Sertorius affirme porter Rome en lui, Hadrien la veut universelle. Vertiges de lâespace et du temps, le jeu de la citation dit lâĂ©ternitĂ© de Rome dans la mĂ©moire humaine. 16Câest Ă©galement cette permanence de lâAntique que suggĂšre le choix fait par Marguerite Yourcenar de traduire une citation de Virgile par ce qui est, peu ou prou, une phrase de Gide, ainsi que le remarque RĂ©my Poignault 9 RĂ©my Poignault, LâAntiquitĂ© dans lâĆuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. II, p. 433. Quand, aprĂšs avoir Ă©voquĂ© les portraits par lesquels il a essayĂ© dâimmortaliser AntinoĂŒs, Hadrien explique sa conception esthĂ©tique du pouvoir â rĂ©aliser un idĂ©al de beautĂ©, et par consĂ©quent dâharmonie et de justice alliĂ©es Ă la force â, il cite encore, mais sans se rĂ©fĂ©rer Ă son auteur, un extrait de Virgile, empruntĂ© cette fois aux Bucoliques Trahit sua quemque uoluptas chacun est entraĂźnĂ© par son plaisir », quâil rend par un Ă chacun sa pente » qui fait Ă©cho Ă la phrase des Faux-Monnayeurs 11 est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant » ; dans lâĂ©glogue virgilienne, Corydon, dĂ©plorant quâAlexis ne partageĂąt pas son amour, prononçait ces mots avec quelque amertume, tandis quâHadrien exprime en toute sĂ©rĂ©nitĂ© son idĂ©al de beautĂ© glissant des Ćuvres dâart â et de lâamour â Ă la politique9. 17Le glissement subtil dâun intertexte Ă lâautre traduit le succĂšs des vĆux dâimmortalitĂ© dâHadrien au fil du temps et des livres, les mots se mĂȘlent, se mĂ©tamorphosent au grĂ© de la pente » de ceux qui les prononcent, mais, mutatis mutandis, se survivent. SâĂ©labore ainsi un imaginaire mythique des amours antiques, sĂ©dimentĂ© autour de la figure dâAntinoĂŒs, et qui se manifeste lorsque Marguerite Yourcenar se souvient de ceux qui, avant elle, ont fait revivre la silhouette du favori 10 Ibid., p. 480. Lâimage dâAntinoĂŒs venant en canot Ă ce qui allait ĂȘtre sa derniĂšre soirĂ©e et recevant de Lucius une guirlande doit peut-ĂȘtre quelque chose au tableau de Dorian Gray imaginĂ© par Basil Hallward dans le roman dâOscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, couronnĂ© de grandes fleurs de lotus, Ă la proue de la barque dâAdrien le regard perdu au loin par-delĂ les eux verdĂątres du Nil », comme la suite mĂȘme du texte dâOscar Wilde fait penser Ă la scĂšne dâAntinoĂŒs se tenant au bord dâune vasque Vous vous ĂȘtes penchĂ© ensuite sur un lac tranquille Ă lâorĂ©e dâun bois grec et vous avez contemplĂ© dans les eaux calmes et argentĂ©es le reflet merveilleux de votre beautĂ©10. » 18Oscar Wilde avait fait de Dorian Gray un nouvel AntinoĂŒs, idĂ©al de beautĂ© dorienne » ; imperceptiblement, Marguerite Yourcenar fait en retour dâAntinoĂŒs un nouveau Dorian, celui qui jamais ne vieillit. 11 Voir Jean-Marcel Paquette, Lâautre genre la forme de lâessai dans MĂ©moires dâHadrien », Bullet ... 12 Voir Henri Vergniolle de Chantal, MĂ©moires dâHadrien, LâĆuvre au noir, Un homme obscur un imag ... 19MĂȘme lorsquâils sâaffranchissent de toute rĂ©fĂ©rence Ă lâAntiquitĂ©, les souvenirs des lectures de Marguerite Yourcenar ajoutent une densitĂ© temporelle au rĂ©cit dâHadrien, et rappellent que la substance, la structure humaine ne changent guĂšre » p. 333. Rien dâĂ©tonnant par exemple Ă trouver en Hadrien, dont la lettre est aussi un essai11 » consacrĂ© Ă la connaissance de lâhomme et de soi, un peu de Montaigne. Lâadmiration de Marguerite Yourcenar pour ce dernier est bien connue il compte parmi les auteurs quâelle dit relire rĂ©guliĂšrement YO, p. 234, la bibliothĂšque de Petite Plaisance recelait plusieurs Ă©ditions des Essais, et lorsquâelle sâattarde sur le goĂ»t du nomadisme qui caractĂ©rise lâempereur, elle paraĂźt se remĂ©morer lâĂ©loge des voyages que fait lâessayiste12. Comme lui, Hadrien articule en effet libertĂ© de mouvement, libertĂ© du corps, et libertĂ© de lâesprit [...] la grande ressource Ă©tait avant tout lâĂ©tat parfait du corps une marche forcĂ©e de vingt lieu nâĂ©tait rien, une nuit sans sommeil nâĂ©tait considĂ©rĂ©e que comme une invitation Ă penser. Peu dâhommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpĂ©tuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnĂ©e Ă tous les prĂ©jugĂ©s. Mais je travaillais Ă nâavoir nul prĂ©jugĂ© et peu dâhabitudes. lâapprĂ©ciais la profondeur dĂ©licieuse des lits, mais aussi le contact et lâodeur de la terre nue, les inĂ©galitĂ©s de chaque segment de la circonfĂ©rence du monde. lâĂ©tais fait Ă la variĂ©tĂ© des nourritures, gruau britannique ou pastĂšque africaine. Il mâarriva un jour de goĂ»ter au gibier Ă demi pourri qui fait les dĂ©lices de certaines peuplades germaniques jâen vomis, mais lâexpĂ©rience fut tentĂ©e. p. 137 20DĂ©tails triviaux et presque incongrus, les expĂ©riences culinaires en pays Ă©tranger sont en vĂ©ritĂ© lâindice dâun esprit de tolĂ©rance sans doute directement empruntĂ© Ă Montaigne Outre ces raisons, le voyager me semble un exercice profitable. Lâame y a une continuelle exercitation, Ă remarquer des choses incogneuĂ«s et nouvelles ; et je ne sçache point meilleure escolle, comme jâay dict souvent, Ă former la vie que de luy proposer incessamment la diversitĂ© de tant dâautres vies, fantaisies et usances, et lui faire gouster une si perpetuelle variĂ©tĂ© de formes de nostre nature. Le corps nây est ny oisif ny travaillĂ©, et cette modĂ©rĂ©e agitation le met en haleine. Je me tien Ă cheval sans sans demonter, tout choliqueux que je suis, et sans mây ennuyer, huict et dix heures [...]. 13 Michel de Montaigne, Les Essais, livre III, chap. ix De la vanitĂ© », Pierre Villey Ă©d., Pari ... Jâay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant quâhomme du monde. La diversitĂ© des façons dâune nation Ă autre, ne me touche que par le plaisir de la variĂ©tĂ©. Chaque usage a sa raison. Soyent des assiettes dâestain, de bois, de terre, bouilly ou rosty, beurre ou huyle de nois ou dâolive, chaut ou froit, tout mâest un, et si un que, vieillissant, jâaccuse cette genereuse facultĂ©, et auroy besoin que la dĂ©licatesse et le chois arrestat lâindiscretion de mon appetit et par fois soulageat mon estomac. Quand jâay estĂ© ailleurs quâen France et que, pour me faire courtoisie, on mâa demandĂ© si je vouloy estre servy Ă la Françoise, je mâen suis mocquĂ© et me suis toujours jettĂ© aux tables les plus espesses dâĂ©trangers13. 21La libertĂ© commune aux deux voyageurs que sont Hadrien et Montaigne, Marguerite Yourcenar la vagabonde en use elle aussi, et entraĂźne Ă sa suite le lecteur dans un pĂ©riple en littĂ©rature au cours duquel elle lui propose incessamment la diversitĂ© de tant dâautres vies, fantaisies, et usances ». 14 Lâarbre est un exilĂ©, la roche est un proscrit » Victor Hugo, Ce que dit la bouche dâombre »,... 22Plus Ă©tonnantes peut-ĂȘtre que les traces humanistes de Montaigne sont les rĂ©miniscences romantiques que lâon peut dĂ©celer dans les MĂ©moires dâHadrien. Marguerite Yourcenar a frĂ©quentĂ© trĂšs tĂŽt la littĂ©rature romantique adolescente, la jeune Mlle de Crayencour en avait dĂ©jĂ lu toutes les Ćuvres majeures. Elle semble sâen ĂȘtre quelque peu Ă©loignĂ©e par la suite, et il est parfois difficile de dĂ©terminer si les Ă©chos romantiques quâĂ©veille le rĂ©cit dâHadrien relĂšvent dâallusions intertextuelles dĂ©libĂ©rĂ©es ou de souvenirs plus fortuits de lectures de jeunesse. Il semble peu probable nĂ©anmoins que lâauteur nâait pas songĂ© par exemple Ă Hugo, en choisissant de dĂ©peindre comme des bouches dâombre » les oracles de mauvais augure parmi lesquels figure la sorciĂšre de Canope p. 210. Voix panthĂ©iste des mystĂšres de la vie et de la mort, la Bouche dâOmbre hugolienne, qui dit jusquâĂ lâĂąme des pierres14, a bien sa place Ă lâheure oĂč AntinoĂŒs marche vers son sacrifice et sa demi-rĂ©surrection minĂ©rale. La prĂ©sence dâĂ©chos Ă des textes postĂ©rieurs Ă lâexistence dâHadrien instille dans la lettre une dimension prophĂ©tique. Celle-ci se trouve accentuĂ©e lorsque les textes Ă©voquĂ©s possĂšdent eux-mĂȘmes un caractĂšre oraculaire ; de mĂȘme quâelle conjure les ombres des Contemplations de Hugo, Marguerite Yourcenar ravive les flammes du Paris » de Vigny, lorsquâHadrien, aprĂšs la dĂ©dicace du temple de VĂ©nus et de Rome, mĂ©dite devant la ville en flamme La nuit qui suivit ces cĂ©lĂ©brations, du haut dâune terrasse, je regardai brĂ»ler Rome. Ces feux de joie valaient bien les incendies allumĂ©s par NĂ©ron ils Ă©taient presque aussi terribles. Rome le creuset, mais aussi la fournaise, et le mĂ©tal qui bout, le marteau, mais aussi lâenclume, la preuve visible du changement et des recommencements de lâhistoire, lâun des lieux au monde oĂč lâhomme aura le plus tumultueusement vĂ©cu. La conflagration de Troie, dâoĂč un fugitif sâĂ©tait Ă©chappĂ©, emportant avec lui son vieux pĂšre, son jeune fils, et ses Lares, aboutissait ce soir-lĂ Ă ces grandes flammes de fĂȘte. Je songeais aussi, avec une sorte de terreur sacrĂ©e, aux embrasements de lâavenir. p. 186-187 23Si les incendies du passĂ© â celui de Troie, celui quâallume NĂ©ron â sont clairement identifiĂ©s, les embrasements de lâavenir », eux, demeurent innommĂ©s. Parmi ceux-ci figure sans doute cette autre vision dâune ville-fournaise, Ă©galement contemplĂ©e de nuit et depuis une hauteur 15 Alfred de Vigny, Paris », PoĂšmes antiques et modernes, dans Ćuvres complĂštes I. PoĂ©sie et théùtr ... Le vertige parfois est prophĂ©tique. â Il faitQuâune Fournaise ardente Ă©blouit ta paupiĂšre ?Câest la Fournaise aussi que tu vois. â Sa lumiĂšreTeint de rouge les bords du ciel noir et profond ;Câest un feu sous un dĂŽme obscur, large et sans dans les nuits dâhiver et dâĂ©tĂ©, quand les heuresFont du bruit en sonnant sur le toit des demeuresParce que lâhomme y dort, lĂ veillent des Esprits,Grands ouvriers dâune Ćuvre et sans nom et sans nuit leur lampe brĂ»le, et le jour elle fume,Le jour elle a fumĂ©, le soir elle sâallume,Et toujours et sans cesse alimente les feuxDe la Fournaise dâor que nous voyons tous deux15. 16 LĂ , tout fume, tout brĂ»le, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, sâĂ©vapore, sâĂ©teint, se ra ... 24 Preuve visible du changement et des recommencements de lâhistoire », la flamme de lâactivitĂ© humaine embrase les tableaux des capitales dâun siĂšcle Ă lâautre, dâun texte Ă lâautre. Le vertige prophĂ©tique » causĂ© par le procĂ©dĂ© est dâautant plus grand que la vision de Vigny a pu inspirer celle par laquelle Balzac ouvre cette Ă©tonnante Fille aux yeux dâor16 » que les Carnets de notes citent avec fascination parmi les romans historiques p. 330. Mais le regard jetĂ© sur lâavenir ne sâarrĂȘte pas lĂ la contemplation dâHadrien, qui entrevoit un Ă©norme Ă©cueil aperçu au loin dans lâombre » p. 187, se rĂ©sout en pressentiment Ă la fois sombre et rĂ©signĂ©, comme le poĂšme de Vigny dans lequel un autre Ă©cueil menace Paris 17 Paris », op. cit., p. 111. Et je chancelle encor, nâosant plus sur la terreContempler votre ville et son double je crains bien pour elle et pour vous, car voilĂ Quelque chose de noir, de lourd, de vaste, lĂ ,Au plus haut point du ciel, oĂč ne sauraient atteindreLes feux dont lâhorizon ne cesse de se teindre ;Et je crois entrevoir ce rocher tĂ©nĂ©breuxQuâannoncĂšrent jadis les prophĂštes hĂ©breux17. 18 Deux enfants du classicisme Chateaubriand et Yourcenar », Bulletin de la SIEY, no 25, dĂ©cembre ... 19 François-RenĂ© de Chateaubriand, MĂ©moires dâoutre-tombe, livre XIV, chap. I, Jean-Claude Berchet Ă© ... 25Le regard prophĂ©tique dâHadrien sur Rome reflĂšte ainsi le brasier de Paris », poĂšme qui dĂ©jĂ recelait le souvenir dâautres prophĂštes ce que lâempereur contemple ainsi dâen haut, câest sans doute Ă©galement la profondeur des pouvoirs de la littĂ©rature mis en abĂźme. Câest Ă©galement cette profondeur que Marguerite Yourcenar rencontre chez un autre penseur romantique du temps, quâelle nâĂ©voque jamais directement, mais dont lâombre plane sur les MĂ©moires dâHadrien Chateaubriand. Ăcrits dans une Italie bien connue de Chateaubriand voyageur et secrĂ©taire de lĂ©gation, mais aussi composĂ©s au bord de la mort, et aprĂšs cette traversĂ©e du Styx que reprĂ©sente le suicide dâAntinoĂŒs, les souvenirs de lâempereur sont Ă proprement parler des MĂ©moires dâoutre-tombe. Lorsquâil conçoit les divisions dâAntinoĂ©, Hadrien se souvient Tout y entrait, Hestia et Bacchus, les dieux du foyer et ceux de lâorgie, les divinitĂ©s cĂ©lestes et celles dâoutre-tombe » p. 237. De mĂȘme, tout entre dans lâĆuvre de Marguerite Yourcenar, jusquâĂ la mĂ©moire dâautres MĂ©moires Laura Brignoli18 a signalĂ© la parentĂ© qui unit le dernier souffle dâHadrien Un instant encore, regardons ensemble les rives familiĂšres, les objets que sans doute nous ne reverrons plus... », p. 316, et la conclusion du cĂ©lĂšbre Ă©pisode de la grive de Montboissier Mettons Ă profit le peu dâinstants qui me restent ; hĂątons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que jây touche encore le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchantĂ©, Ă©crit son journal Ă la vue de la terre qui sâĂ©loigne et qui va bientĂŽt disparaĂźtre19. » La rĂ©miniscence littĂ©raire est ici trĂšs estompĂ©e ; elle se perd dans lâĂ©motion poignante qui saisit le lecteur Ă lâinstant des adieux dâHadrien ; il nâen demeure pas moins que lâeffet dâĂ©cho fait de celui qui se prĂ©pare Ă entrer dans la mort les yeux ouverts » le frĂšre dâun navigateur en partance et qui touche encore » Ă sa jeunesse. Prestige et vertige de lâĂ©criture et du souvenir, le dĂ©dale de la bibliothĂšque ouvre Ă un voyage qui pourrait ne finir jamais. Hadrien, lector in fabula 26La prĂ©sence discrĂšte des lectures de Marguerite Yourcenar confĂšre Ă Hadrien une place lĂ©gĂšrement dĂ©centrĂ©e dans la bibliothĂšque, dont il nâest pas lâunique propriĂ©taire. Lâauteur sâestompe certes, mais ne sâefface pas tout Ă fait, ce qui prĂ©serve son Ćuvre du danger dâĂȘtre rangĂ©e dans le rayonnage des mĂ©moires apocryphes » et des supercheries littĂ©raires. Jamais elle ne cherche Ă faire passer Hadrien pour lâauteur dâun texte oĂč il est somme toute moins Ă©crivain que lecteur. 20 Jeanine S. Alec a montrĂ© quâil sâagit lĂ dâune constante chez les personnages yourcenariens Da ... 27Hadrien Ă©crit, certes, et ses productions occupent une place de choix dans la bibliothĂšque de Marguerite Yourcenar elles figurent parmi les premiĂšres sources mentionnĂ©es dans la Note finale, oĂč elles sont soigneusement inventoriĂ©es p. 353. Le plus cĂ©lĂšbre de ces textes, le poĂšme Animula, vagula, blandula », Ă©pitaphe de lâempereur, joue dâailleurs un rĂŽle structurant dans lâĆuvre il en constitue lâĂ©pigraphe, donne son titre Ă la premiĂšre section, et reparaĂźt Ă la toute fin du rĂ©cit, lorsque lâĂąme dâHadrien, devenue un peu moins flottante » pour le lecteur qui a appris Ă mieux la connaĂźtre, sâapprĂȘte Ă un nouvel et incertain envol Petite Ăąme, Ăąme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hĂŽte, tu vas descendre dans ces lieux pĂąles, durs et nus, oĂč tu devras renoncer aux jeux dâautrefois » p. 316. Pour belle et fidĂšle que soit la traduction, ces mots, en prose et en français, ne sont dĂ©jĂ plus tout Ă fait ceux du versificateur latin en mĂȘme temps que les derniers mots de Marguerite Yourcenar sont dâHadrien, les ultima verba dâHadrien sont de Marguerite Yourcenar. De maniĂšre significative, celle-ci leur ajoute une clausule bien Ă elle TĂąchons dâentrer dans la mort les yeux ouverts... » ibid., et une inscription qui porte la marque de lâempereur, mais ne lui donne plus voix Au divin Hadrien Auguste / Fils de Trajan / ConquĂ©rant des Parthes [...] » p. 317. Du je de lâĂ©pistolier au tu du mourant qui oublie Marc AurĂšle pour sâadresser Ă son Ăąme ; du tu au nous dâune personnalitĂ© diverse enfin unifiĂ©e au seuil de la mort, mais aussi ouverte Ă lâuniversel, et du nous Ă la marmorĂ©enne troisiĂšme personne de la titulature, Hadrien peu Ă peu quitte les rivages de sa lettre, et dans ce glissement Marguerite Yourcenar suggĂšre quâil nâa Ă©tĂ© auteur que passagĂšrement20. Le narrateur lui-mĂȘme ne cesse en effet de se dire Ă©crivain mĂ©diocre ou vellĂ©itaire. Adolescent, sa passion de la poĂ©sie lui inspire des ambitions littĂ©raires auxquelles il doit renoncer avec amertume dâabord, puis avec la sĂ©rĂ©nitĂ© de celui qui a Ă©prouvĂ© que sa vie Ă©tait ailleurs Scaurus me dĂ©sespĂ©ra en mâassurant que je ne serais jamais quâun poĂšte des plus mĂ©diocres le don et lâapplication manquaient. Jâai cru longtemps quâil sâĂ©tait trompĂ© jâai quelque part, sous clef, un ou deux volumes de vers dâamour, le plus souvent imitĂ©s de Catulle. Mais il mâimporte dĂ©sormais assez peu que mes productions personnelles soient dĂ©testables ou non. p. 44 28Bien plus tard, il est ressaisi du dĂ©sir dâĂ©crire, mais un nouveau renoncement sâimpose Ă lui, dans la mesure oĂč il se doit avant tout Ă sa charge impĂ©riale JâĂ©bauchai [...] un ouvrage assez ambitieux, mi-partie prose, mi-partie vers, oĂč jâentendais faire entrer Ă la fois le sĂ©rieux et lâironie, les faits curieux observĂ©s au cours de ma vie, des mĂ©ditations, quelques songes ; le plus mince des fils eĂ»t reliĂ© tout cela ; câeĂ»t Ă©tĂ© une sorte de Satyricon plus Ăąpre, Jây aurais exposĂ© une philosophie qui Ă©tait devenue la mienne, lâidĂ©e hĂ©raclitĂ©enne du changement et du retour. Mais jâai mis de cĂŽtĂ© ce projet trop vaste. p. 236-237 29Ăternel changement, Ă©ternel retour, Hadrien, qui ne cesse dâĂ©crire, est un homme qui nâa pas le temps de devenir Ă©crivain peut-ĂȘtre est-ce en cela que le temps retrouvĂ© yourcenarien se distingue le plus nettement du temps retrouvĂ© proustien, et qui pourtant Ă©prouve le besoin de revenir sur ses Ćuvres. 30Le narrateur est ainsi avant tout lecteur, et lecteur de lui-mĂȘme telle est la place quâil sâassigne lorsquâen Ă©crivant Ă Marc AurĂšle il part Ă la dĂ©couverte de ce quâil est Jâignore Ă quelles conclusions ce rĂ©cit mâentraĂźnera. Je compte sur cet examen des faits pour me dĂ©finir, me juger peut-ĂȘtre, ou tout au moins pour me mieux connaĂźtre avant de mourir » p. 30. Avant mĂȘme cette dĂ©cisive lecture de soi, il a Ă©tĂ© lâimpartial lecteur de ses propres Ćuvres Je revisais mes propres Ćuvres les vers dâamour, les piĂšces de circonstance, lâode Ă la mĂ©moire de Plotine. Un jour, quelquâun aurait peut-ĂȘtre envie de lire tout cela. Un groupe de vers obscĂšnes me fit hĂ©siter ; je finis somme toute par lâinclure. Nos plus honnĂȘtes gens en Ă©crivent de tels. Ils sâen font un jeu ; jâeusse prĂ©fĂ©rĂ© que les miens fussent autre chose, lâimage exacte dâune vĂ©ritĂ© nue. Mais lĂ comme ailleurs les lieux communs nous encagent je commençais Ă comprendre que lâaudace de lâesprit ne suffit pas Ă elle seule pour sâen dĂ©barrasser, et que le poĂšte ne triomphe des routines et nâimpose aux mots sa pensĂ©e que grĂące Ă des efforts aussi longs et aussi assidus que mes travaux dâempereur. p. 236 31Sâil parvient Ă un regard objectif et dĂ©tachĂ© sur des Ă©crits pourtant extrĂȘmement personnels, câest parce quâil adopte le regard distant de ses Ă©ventuels lecteurs Ă venir ; de ce point dâoptique, le poĂšte » apparaĂźt clairement comme lâautre, celui Ă qui il ressemble peut-ĂȘtre, celui quâil aurait aimĂ© ĂȘtre sans doute, mais celui quâil nâest pas. 21 Mes ennemis, lâaffreux Servianus en tĂȘte, [...] prĂ©tendaient que lâambition et la curiositĂ© avai ... 32Hadrien pressent donc les futurs lecteurs de son Ćuvre, parmi lesquels Marguerite Yourcenar elle-mĂȘme. Il les prĂ©figure Ă©galement, ou plus exactement prĂ©figure le lecteur de MĂ©moires dâHadrien, dont il est le double potentiel, bien mieux que Marc AurĂšle, destinataire premier Ă la fois trop individualisĂ© pour ĂȘtre un support dâidentification, et trop absent pour incarner lâactivitĂ© de lecture. Il est des pages de MĂ©moires dâHadrien oĂč le livre se mĂ©tamorphose en un miroir dans lequel le lecteur peut se voir en train de lire celles oĂč le narrateur lui-mĂȘme lit des lettres. La lettre Ă©crite mâa enseignĂ© Ă Ă©couter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes des statues mâont appris Ă apprĂ©cier les gestes », confie trĂšs tĂŽt lâempereur p. 30. De mĂȘme que la statuaire classique, parcourue dâĂąmes mais dĂ©livrĂ©e du hiĂ©ratisme, sublime dans le marbre le mouvement humain, la lettre Ă©crite » pĂ©rennise, clarifie, Ă©pure la parole prononcĂ©e le parallĂšle suggĂšre quâHadrien a su trouver dans lâĂ©pistolaire ce que prĂ©cisĂ©ment Marguerite Yourcenar souhaitait offrir Ă ses lecteurs le portrait dâune voix » p. 330. Il est mĂȘme permis dâimaginer Hadrien trouvant cette inflexion pure de la voix humaine dans des lettres qui ne lui sont pas destinĂ©es, tout comme que le lecteur des MĂ©moires dâHadrien la rencontre dans la lettre Ă Marc AurĂšle. On sait en effet lâempereur avide de dĂ©couvrir lâĂȘtre humain dans tous les documents qui peuvent le lui rĂ©vĂ©ler, confidence de ses maĂźtresses21, rapports de police, et peut-ĂȘtre lettres interceptĂ©es. Il se dĂ©fend des accusations de curiositĂ© malsaine en allĂ©guant son dĂ©sir de connaĂźtre lâautre sans fard On mâa reprochĂ© dâaimer Ă lire les rapports de la police de Rome ; jây dĂ©couvre sans cesse des sujets de surprise ; amis ou suspects, inconnus ou familiers, ces gens mâĂ©tonnent » p. 31. Un tel rapport au document nâest pas sans lien avec les recherches minutieuses menĂ©es par Marguerite Yourcenar pour amasser les pierres authentiques » p. 342 Ă lâaide desquelles elle bĂątit son rĂ©cit ; il tĂ©moigne surtout dâun goĂ»t de la lecture en prise directe avec lâhomme vrai, qui laisse Ă penser quâHadrien eĂ»t aimĂ© lire les MĂ©moires dâHadrien. 22 Voir Henriette Levillain, MĂ©moires dâHadrien de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 87 et suiv. 23 RĂ©my Poignault, LâAntiquitĂ© dans lâĆuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. II, p. 433 pour un ... 33La lettre dĂ©voile la voix et la vie des autres ; elle peut aussi, parfois, enseigner la vie. Si Marguerite Yourcenar assigne explicitement aux MĂ©moires dâHadrien la premiĂšre de ces deux fonctions, elle ne renonce pas Ă la seconde, suggĂ©rĂ©e par la dimension discrĂštement didactique de lâĂ©pĂźtre Ă Marc AurĂšle, et surtout par le rĂŽle-clef que remplit la missive dâArrien, vĂ©ritable miroir tendu tout Ă la fois Ă Hadrien et au lecteur22. Dans ce texte dont elle propose une adaptation assez libre23 », Marguerite Yourcenar trouve la substantifique moelle de son protagoniste Dans lâabsence de tout autre document, la lettre dâArrien Ă lâempereur Hadrien au sujet du pĂ©riple de la mer Noire suffirait Ă recrĂ©er dans ses grandes lignes cette figure impĂ©riale », affirme-t-elle dans les Carnets de notes p. 339. Sans doute reflĂšte-t-elle aussi, dans les effets produits sur Hadrien par cette lecture, les ambitions de son propre roman comme les MĂ©moires dâHadrien, la lettre dâArrien articule lâĂ©vocation dâune Ćuvre politique Ă la passion de lâart, les grandes scansions dâune existence Ă la fascination du mythe et, par cet entrelacement subtil, aide Ă penser la vie. En dĂ©pit de ses efforts, Hadrien ne sâest pas toujours montrĂ© bon lecteur de lâhomme et du mythe ; sur les terres glorieuses de lâIliade il sâĂ©gare et se montre inapte Ă interprĂ©ter les signes que lui adresse AntinoĂŒs Je trouvai quelques moments pour me recueillir sur la tombe dâHector ; AntinoĂŒs alla rĂȘver sur celle de Patrocle. Je ne sus pas reconnaĂźtre dans le jeune faon qui mâaccompagnait lâĂ©mule du camarade dâAchille je tournai en dĂ©rision ces fidĂ©litĂ©s passionnĂ©es qui fleurissent surtout dans les livres ; le bel ĂȘtre insultĂ© rougit jusquâau sang. p. 194 24 RĂ©my Poignault, Deux amis dâHadrien Arrien et Plotine », art. citĂ©, p. 184. RĂ©my Poignault cit ... 34LâĂ©pisode est lourd de prĂ©sages tragiques sous un ciel vert de catastrophe », une inondation chang[e] en Ăźlots les tumulus des tombeaux antiques » ibid. et les hommes, littĂ©ralement isolĂ©s, Ă©chouent Ă communiquer. Lâair vivifiant de lâĂźle dâAchille dĂ©crite par Arrien vient dissiper ces nuages la lettre rĂ©tablit la comprĂ©hension et lâharmonie parce quâelle est lâĆuvre dâun ami, moins passionnĂ© que Patrocle et AntinoĂŒs, mais non moins dĂ©vouĂ©, ainsi que lâa montrĂ© RĂ©my Poignault [Hadrien] trouve [...] en Arrien un ultime soutien lâauteur du PĂ©riple du Pont-Euxin remplit ainsi lâun des devoirs de lâamitiĂ© selon LĂ©lius âeniti et efficere, ut amici iacentem animum excitetâ ; mais il fait mieux il lui procure une rĂ©conciliation avec lui-mĂȘme et un accĂšs Ă lâĂ©ternitĂ©24. » La relation amicale pourrait ainsi fournir le modĂšle dâune relation littĂ©raire dans laquelle le lecteur, grĂące Ă la connaissance de lâautre, accĂšde Ă la connaissance de soi. Hadrien goĂ»te en effet pleinement la sagesse dâArrien, qui constitue certainement lâun des socles les plus solides de sa propre Patientia » Arrien comme toujours a bien travaillĂ©. Mais, cette fois, il fait plus il mâoffre un don nĂ©cessaire pour mourir en paix ; il me renvoie une image de ma vie telle que jâaurais voulu quâelle fĂ»t. Arrien sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce quâon nâinscrit pas sur les tombes ; il sait aussi que le passage du temps ne fait quâajouter au malheur un vertige de plus. Vue par lui, lâaventure de mon existence prend un sens, sâorganise comme dans un poĂšme. p. 297 35Hadrien lit ainsi entre les lignes sa propre biographie, quâil recompose mais qui a Ă©tĂ© Ă©crite par un autre en somme il lit les MĂ©moires dâHadrien. Câest alors que le prĂ©sent fait irruption dans le texte, que le temps de sa lecture coĂŻncide tout Ă la fois avec le temps de lâĂ©criture de la lettre et celui de la lecture du roman. Par la grĂące de lâĂ©criture dâArrien mĂȘlĂ©e Ă celle de Marguerite Yourcenar, Hadrien, Achille et celui qui, Ă dix-huit siĂšcles de distance lit leur double histoire, pour un instant ne font plus quâun. Je et les autres 25 Colette Gaudin, Marguerite Yourcenar Ă la surface du temps, op. cit., p. 95. 36Pour Colette Gaudin, Yourcenar a voulu battre les historiens au jeu de lâobjectivitĂ© » Ce qui est original pour un Ă©crivain de fiction, câest quâelle le fait en dĂ©crivant sa participation subjective au rĂ©cit25. » PrĂ©sence de lâĂ©crivain dans le roman, mais aussi, Ă©videmment, Carnets de notes et Note finale constituent des Ă©lĂ©ments de lâĂ©criture de soi intĂ©grĂ©s aux MĂ©moires dâHadrien. Dans quelle mesure est-il pertinent dâĂ©voquer une dimension autobiographique rĂ©elle Ă lâĆuvre derriĂšre lâautobiographie fictive dâHadrien et en quoi le, les je » du texte, se construisent-ils Ă lâaune de lâaltĂ©ritĂ© ? MĂ©moires de Marguerite ? 37Dans les Carnets de notes, Marguerite Yourcenar interdit explicitement tout raccourci interprĂ©tatif sur le choix de la premiĂšre personne et pointe du doigt la [g]rossiĂšretĂ© de ceux qui vous disent âHadrien, câest vousâ » p. 341. Ainsi la possibilitĂ© dâune lecture autobiographique du roman semble-t-elle dâemblĂ©e rĂ©cusĂ©e par les propos de lâauteur dont on sait lâimportance dans lâexĂ©gĂšse critique de ses propres textes. Sâil paraĂźt indispensable de sâinterroger sur le choix de lâĂ©criture Ă la premiĂšre personne, la dĂ©marche autobiographique est certes Ă envisager dans une perspective trĂšs diffĂ©rente des lectures visant Ă repĂ©rer des points communs entre lâauteur et son personnage, tout dâabord en raison de la vision mĂȘme de lâauteur. 38En effet, Marguerite Yourcenar tĂ©moigne dâun certain mĂ©pris pour ce quâon pourrait appeler lâexposition de sa personnalitĂ© ; elle sâen explique longuement dans les entretiens avec Matthieu Galey en Ă©voquant tout dâabord son dĂ©dain pour la posture Ă©gocentrique et vaine qui consiste Ă parler de soi dans les moindres dĂ©tails Cette obsession française du culte de la personnalitĂ© » la sienne chez la personne qui Ă©crit ou qui parle me stupĂ©fie toujours. Oserais-je dire que je la trouve affreusement petite-bourgeoise ? je, moi, me, mon, ma, mes... Ou tout est dans tout, ou rien ne vaut la peine quâon en parle. Pour mon compte, dans une rĂ©union dite mondaine », je mâĂ©carte aussi discrĂštement que je peux de la dame qui mâapprend quâelle aime beaucoup les marrons glacĂ©s, ses » confiseries favorites, ou du monsieur, gĂ©nĂ©ralement sĂ©nile, qui se montre disposĂ© Ă me raconter ses » aventures dâamour. YO, p. 205 26 Alain TrouvĂ©, Leçon littĂ©raire sur MĂ©moires dâHadrien, op. cit., p. 113. 39Ce manque dâintĂ©rĂȘt pour les accidents de sa propre personnalitĂ© conduit dâailleurs Marguerite Yourcenar Ă lâabsence dans ses textes autobiographiques dans Archives du Nord, câest la filiation qui lâintĂ©resse, non le rĂ©cit de sa propre enfance, et la romanciĂšre avoue son dĂ©sintĂ©rĂȘt pour ce je du passĂ© que les autobiographes tentent pourtant de retrouver Franchement, je ne comprends pas cette insistance sur le âjeâ, quand ce âjeâ sâapplique Ă une enfant nĂ©e en juin 1903 et devenue peu Ă peu lâĂȘtre humain que je suis ou essaie dâĂȘtre » YO, p. 212. Il est vrai que [d]ans la plus grande partie du Labyrinthe du monde, ses MĂ©moires [...], la narratrice nâest le plus souvent prĂ©sente quâen tant que tĂ©moin ou biographe » Ce quâelle raconte, ce sont ses proches, sa famille, ses ascendants26. » Ainsi, mĂȘme les textes dits autobiographiques de Marguerite Yourcenar sont-ils finalement dĂ©gagĂ©s de lâomniprĂ©sence dâune personnalitĂ©, dâune singularitĂ© identitaire que lâautobiographe chercherait Ă saisir. 40Dâailleurs la romanciĂšre exprime nettement lâinanitĂ© dâune reconstitution autobiographique dans la mesure oĂč le je est aussi Ă©tranger Ă lui-mĂȘme que ne lâest autrui Tout nous Ă©chappe, et tous, et nous-mĂȘmes. La vie de mon pĂšre mâest plus inconnue que celle dâHadrien. Ma propre existence, si jâavais Ă lâĂ©crire, serait reconstituĂ©e par moi du dehors, pĂ©niblement, comme celle dâun autre ; jâaurais Ă mâadresser Ă des lettres, aux souvenirs dâautrui, pour fixer ces flottantes mĂ©moires. Ce ne sont jamais que murs Ă©croulĂ©s, pans dâombre. Sâarranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie dâHadrien, coĂŻncident avec ce quâeussent Ă©tĂ© ses propres oublis. p. 331 41Quâil sâagisse de soi-mĂȘme, dâun parent ou dâun personnage, quâil sâagisse dâune autobiographie, dâune biographie ou dâun roman, la dĂ©marche est la mĂȘme qui consiste Ă saisir lâexistence par une reconstitution. 42DĂ©sintĂ©rĂȘt profond pour les accidents de sa propre personnalitĂ© et impossibilitĂ© de saisir son moi » si dĂ©marche autobiographique il y a, elle nâest pas Ă chercher dans les contingences dâun rĂ©cit de vie. Aussi [l]e public qui chercher des confidences personnelles dans le livre dâun Ă©crivain est un public qui ne sait pas lire » YO, p. 205 tenter de repĂ©rer lâombre portĂ©e de lâauteur dans tel dĂ©tail de vie, dans telle inclination, dans telle opinion dâHadrien, constitue une aporie aux yeux de Marguerite Yourcenar. Est-ce Ă dire que la romanciĂšre sâefface entiĂšrement dans son personnage ? Nây a-t-il pas de traces de sa prĂ©sence dans le roman ? Fait-elle vĂ©ritablement silence ? 27 Alain TrouvĂ©, Leçon littĂ©raire sur MĂ©moires dâHadrien » de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 11 ... 43Sâil est un espace autobiographique dans MĂ©moires dâHadrien, il sâagit clairement des Carnets de notes. Le paratexte dĂ©livre en effet de nombreux Ă©lĂ©ments de la vie de lâauteur circonstances datĂ©es, formation et dĂ©roulement du projet dâĂ©criture, sentiments personnels. Dans les Carnets se donne Ă lire quelque chose de lâordre de la formation de la personnalitĂ© Ă©voquĂ©e par Philippe Lejeune dans sa dĂ©finition de lâautobiographie. Alain TrouvĂ© lâaffirme clairement malgrĂ© leur disposition en fragments, les Carnets incluent un vĂ©ritable rĂ©cit de vie et rĂ©pondent exactement Ă la dĂ©finition de lâautobiographie proposĂ©e par Philippe Lejeune. » En effet, outre une organisation chronologique et des regroupements thĂ©matiques qui prouvent que ces notes ne sont pas restituĂ©es telles quâelles ont Ă©tĂ© Ă©crites », les Carnets se caractĂ©risent par [l]a prĂ©sence continue dâun je narrateur-personnage qui rĂ©fĂšre Ă lâauteur rĂ©el Marguerite Yourcenar » ainsi que par lâemploi des temps du passĂ© au lieu du prĂ©sent attendu qui narrativisent nettement lâensemble27 ». Si les Carnets relĂšvent donc pour partie du rĂ©cit autobiographique, quâen est-il du roman lui-mĂȘme ? 44Si elle rejette catĂ©goriquement une lecture autobiographique, strictement individuelle, dont il faudrait retrouver trace dans le roman, Marguerite Yourcenar confie malgrĂ© tout sâĂȘtre servi de sa propre expĂ©rience pour Ă©crire MĂ©moires dâHadrien et avoir par exemple [u]tilis[Ă©] pour mieux comprendre un commencement de maladie de cĆur » p. 333 28 MichĂšle Goslar, Yourcenar biographie, op. cit., p. 160-161. DĂšs la fin de lâĂ©tĂ© 1944, Marguerite Yourcenar ressent les premiers symptĂŽmes dâune faiblesse cardiaque. Trois semaines plus tard, Ă New York, un malaise la surprend dans la rue. Elle se rĂ©fugie chez ses amis Kayaloff et est contrainte au repos. Ă quarante et un ans, elle sait quâelle est malade du cĆur et se persuade quâelle peut mourir Ă tout moment dâune attaque. Elle se servira de cette expĂ©rience personnelle dans un prochain livre quâelle nâimagine pas encore Ă©crire28. 29 RĂ©my Poignault, LâAntiquitĂ© dans lâĆuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. II, p. 757. 45Ses inclinations personnelles transparaissent aussi parfois derriĂšre Hadrien, de son propre aveu Quand je fais parler Hadrien de son amour des pays barbares, câest par moments mon propre goĂ»t pour eux qui fait Ă©cho au sien » YO, p. 304. Comme le note RĂ©my Poignault, [c]e goĂ»t pour les pays barbares [...] qui appartient aussi Ă Marguerite Yourcenar, est une crĂ©ation qui lui est propre et qui contraste avec lâextension du limes ou le âpanhellĂ©nisme antibarbareâ qui caractĂ©rise la politique de lâempereur29 ». La comparaison entre le prince tel que le prĂ©sente la romanciĂšre et tel que le prĂ©sentent les documents historiques tĂ©moigne ainsi des inflĂ©chissements donnĂ©s par la crĂ©ation romanesque. Mais cette prĂ©sence auctoriale ne signale en rien une volontĂ© de paraĂźtre derriĂšre le personnage ou de livrer des clĂ©s de lecture autobiographiques si Marguerite Yourcenar est prĂ©sente derriĂšre Hadrien, câest que sa dĂ©marche dâĂ©criture sâinscrit dans une traversĂ©e de soi qui vise Ă dĂ©passer les singularitĂ©s pour renouer avec lâhumanitĂ© inscrite en nous-mĂȘmes. 46 Tout ĂȘtre qui a vĂ©cu lâaventure humaine est moi » p. 342 câest lĂ que rĂ©side la singularitĂ© de lâĂ©criture yourcenarienne, dans cette intĂ©gration dâune individualitĂ© Ă la sienne propre pour mieux toucher lâuniversalitĂ© de lâexpĂ©rience humaine. Cette dĂ©marche qui entend saisir lâhumanitĂ© en soi nâest dâailleurs pas propre Ă la fiction et informe Ă©galement lâĂ©criture de soi Toute lâhumanitĂ© et toute la vie passent en nous, et si elles ont pris ce chemin dâune famille et dâun milieu en particulier qui fut celui de notre enfance, ce nâest quâun hasard parmi tous nos hasards » YO, p. 204. La prĂ©sence de Marguerite Yourcenar dans MĂ©moires dâHadrien ne se situe donc pas dans des dĂ©tails autobiographiques, mais dans une traversĂ©e de soi pour toucher lâhumain. 47Câest prĂ©cisĂ©ment dans cette tentative dâapprĂ©hender ce qui nous fait hommes par-delĂ les siĂšcles et les cultures que naĂźt la dĂ©marche autobiographique de Marguerite Yourcenar. En regardant en elle-mĂȘme les traces de lâhumanitĂ©, elle entend prendre seulement ce quâil y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les Ă©motions des sens ou dans les opĂ©rations de lâesprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquĂšrent des olives, burent du vin, sâengluĂšrent les doigts de miel, luttĂšrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchĂšrent en Ă©tĂ© lâombre dâun platane, et jouirent, et pensĂšrent, et vieillirent, et moururent » p. 332. Point de dĂ©tails anecdotiques dans cette perception de soi, mais une volontĂ© dâĂȘtre lâinstrument traversĂ© par le sentiment de lâhumanitĂ©. 48Ă cet Ă©gard, la romanciĂšre se perçoit comme un intermĂ©diaire destinĂ© Ă susciter ou Ă redonner vie Ă des personnages inventĂ©s ou morts. Marguerite Yourcenar explique ainsi son manque dâintĂ©rĂȘt pour elle-mĂȘme câest pourquoi je nâai au fond quâun intĂ©rĂȘt limitĂ© pour moi-mĂȘme. Jâai lâimpression dâĂȘtre un instrument Ă travers lequel des courants, des vibrations sont passĂ©s. Et cela vaut pour tous mes livres, et je dirais mĂȘme pour toute ma vie » YO, p. 309. Dans cette perspective oĂč lâauteur est un intermĂ©diaire dont le rĂŽle consiste Ă insuffler la vie, se dessine un processus de crĂ©ation proche dâune vĂ©ritable gestation. 49En effet, Marguerite Yourcenar emploie systĂ©matiquement le lexique de la vie, du mouvement, voire de la chair, pour Ă©voquer le processus de crĂ©ation Ă lâĆuvre ainsi Ă©crit-elle avoir tĂąch[Ă©] de rendre leur mobilitĂ©, leur souplesse vivante, Ă ces visages de pierre » dans MĂ©moires dâHadrien p. 332, et avoir cherchĂ© Ă rendre lâempereur vivant On a le curriculum vitae dâHadrien, câest-Ă -dire quâon sait, annĂ©e aprĂšs annĂ©e, les diffĂ©rents emplois, les diffĂ©rents dignitĂ©s dont il a Ă©tĂ© revĂȘtu. Mais on ne sait pas grand-chose de plus. On sait le nom de quelques-uns de ses amis ; on connaĂźt un peu son groupe Ă Rome, sa vie personnelle. Alors jâai tĂąchĂ© de reconstituer tout cela, Ă partir des documents, mais en mâefforçant de les revivifier ; tant quâon ne fait pas entrer toute sa propre intensitĂ© dans un document, il est mort, quel quâil soit. YO, p. 146 50Dans cette perspective, lâauteur doit savoir se taire et nâĂȘtre quâun rĂ©ceptacle Ă la voix du personnage comme une matrice nourrirait un ĂȘtre Ă venir sans pour autant lui imposer sa propre forme, [o]n doit tĂącher dâentendre, de faire silence en soi pour entendre ce quâHadrien pourrait dire, ou ce que ZĂ©non pourrait dire dans telle ou telle circonstance » Ne jamais y mettre du sien, ou alors inconsciemment, en nourrissant les ĂȘtres de sa substance, comme on les nourrirait de sa chair, ce qui nâest pas du tout la mĂȘme chose que de les nourrir de sa propre petite personnalitĂ©, de ces tics qui nous font nous » YO, p. 69. Ici se donne clairement Ă lire la mĂ©taphore de la gestation. RĂ©cusant absolument lâidentitĂ© entre elle-mĂȘme et ses personnages, Marguerite Yourcenar se place comme lâĂȘtre pourvoyeur dâune substance vivante nĂ©cessaire Ă la crĂ©ation 30 Son pĂšre, figure centrale d'Archives du Nord et de Quoi ? lâĂternitĂ©, les deux derniers volets du ... Je ne suis pas plus Michel30 que je suis ZĂ©non ou Hadrien. Jâai essayĂ© de le reconstituer â comme tout romancier â Ă partir de ma substance, mais câest une substance indiffĂ©renciĂ©e. On nourrit de sa substance le personnage quâon crĂ©e câest un peu un phĂ©nomĂšne de gestation. Il faut bien, pour lui donner ou lui rendre la vie, le fortifier dâun apport humain, mais il ne sâensuit pas quâil soit nous ou que nous soyons lui. Les entitĂ©s restent diffĂ©rentes. YO, p. 211 51Ainsi la prĂ©sence de Marguerite Yourcenar ne vaut-elle, Ă ses yeux, que dans la stricte mesure oĂč elle existe en tant que membre de lâhumanitĂ© tout particularisme, toute communautĂ© de personnalitĂ© semble alors dĂ©risoire tant la vision de soi atteint lâuniversalitĂ©. 52De ce processus crĂ©atif naĂźt un paradoxe finalement, Hadrien se trouve peut-ĂȘtre davantage en Marguerite quâelle-mĂȘme ne se trouve en lui. Câest en tout cas ce quâelle semble signifier lorsquâelle met lâaccent sur lâimportance du personnage dans sa vie, et sur le fait quâil a existĂ© et existe encore Ă ses cĂŽtĂ©s. Tout autant quâun inflĂ©chissement de lâauteur sur le personnage, câest le personnage qui semble in fine laisser sa trace sur lâauteur Il semble que tout ce que jâai tentĂ© dâexprimer au sujet dâHadrien rejaillisse en quelque sorte sur moi. Sa luciditĂ© fortifie le peu de luciditĂ© que je possĂšde ; je me souviens, en cas de crise, quâil en a traversĂ© et les a surmontĂ©es ; sa disciplina augusta, sa virtus augusta me soutiennent, et plus encore me convient sa derniĂšre devise de malade Patientia. YO, p. 227 31 Henriette Levillain, MĂ©moires dâHadrien » de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 179. 53Henriette Levillain Ă©crit dâailleurs que, [sur] un autre plan plus personnel, mais Ă plus long terme, Hadrien appartient Ă la gĂ©nĂ©alogie mi-reconstituĂ©e, mi-rĂȘvĂ©e des ancĂȘtres de Marguerite de Crayencour » Au fur et Ă mesure que lâauteur des Archives du Nord dĂ©cline les noms de ses ancĂȘtres flamands, elle note, ou provoque, toutes sortes de coĂŻncidences entre la vie, la culture et la personnalitĂ© de lâempereur romain et celles de ses ascendants31. » 54La vie rĂ©elle se mĂȘle alors aux constructions de lâimaginaire pour former un espace intĂ©rieur dont la complexitĂ© dĂ©passe la frontiĂšre entre fiction et rĂ©alitĂ© il en va ainsi des [l]ieux oĂč lâon a choisi de vivre, rĂ©sidences invisibles quâon sâest construites Ă lâĂ©cart du temps ». Jâai habitĂ© Tibur, Ă©crit-elle, jây mourrai peut-ĂȘtre, comme Hadrien dans lâĂle dâAchille. » p. 347. Marguerite Yourcenar signale alors lâaporie dâune distinction entre sa propre vie et celle de ses personnages, allant jusquâĂ rĂ©cuser la distinction entre fiction et non-fiction, tant est profonde et rĂ©ciproque son immersion crĂ©ative Vous avouerais-je que je nâai jamais eu le sentiment dâĂ©crire de la fiction » ? Jâai toujours attendu que ce que jâĂ©crivais fĂ»t assez incorporĂ© Ă moi pour nâĂȘtre pas diffĂ©rent de ce que seraient mes propres souvenirs [...] ; la maladie dâHadrien me paraĂźt aussi authentique que mes maladies. YO, p. 307 Lâart dĂ©licat du portrait 55Dans les Carnets de notes, Marguerite Yourcenar Ă©crit quâelle aurait souhaitĂ© dĂ©velopper le portrait » dâun certain nombre dâĂȘtres », tels Plotine, Sabine, Arrien, SuĂ©tone, mais que le choix de lâĂ©criture personnelle imposait un regard nĂ©cessairement partiel et partial, lacunaire et erronĂ©. En effet, Hadrien ne pouvait les voir que de biais. AntinoĂŒs lui-mĂȘme ne peut ĂȘtre aperçu que par rĂ©fraction, Ă travers les souvenirs de lâempereur, câest-Ă -dire avec une minutie passionnĂ©e, et quelques erreurs » p. 335. Pour autant, dans le roman se dessinent les visages dâĂȘtres dont le lecteur ressent lâimportance AntinoĂŒs, Ă©videmment, mais aussi Plotine, prĂ©sences entourant lâexistence dâHadrien dans la pierre et dans la vie. Les pierres... 56Amoureux de lâart et de la pensĂ©e hellĂ©nique, Hadrien voit dans la sculpture une image de la vie mais aussi de lâamour si la lettre Ă©crite [lui] a enseignĂ© Ă Ă©couter la voix humaine », ce sont les grandes attitudes immobiles des statues [qui lui] ont appris Ă apprĂ©cier les gestes » p. 30. La statue semble indissociable de lâamour, tout se passant comme si la beautĂ© et la grĂące sensuelle Ă©taient transfigurĂ©es et saisies dans leur acmĂ© par lâart sculptural. Ces liaisons, agrĂ©ables quand ces femmes Ă©taient habiles, devenaient Ă©mouvantes quand elles Ă©taient belles. JâĂ©tudiais les arts ; je me familiarisais avec des statues ; jâapprenais Ă mieux connaĂźtre la VĂ©nus de Cnide ou la LĂ©da tremblant sous le poids du cygne » p. 74 Hadrien relie explicitement son expĂ©rience amoureuse au sentiment esthĂ©tique, les femmes aimĂ©es rejoignant VĂ©nus et LĂ©da dans une communautĂ© vivante. 57DâemblĂ©e sâexprime ainsi le paradoxe tenu dans le roman entre lâimmobilitĂ© et le mouvement, entre la rigiditĂ© et la vie, entre la mort et lâamour, la statue fixant une forme dâessence vitale dans un processus presque dĂ©miurgique. Les rĂ©flexions dâHadrien sur la construction, longuement dĂ©veloppĂ©es dans Tellus stabilita », soulignent bien la part vivante contenue dans la pierre Notre art est parfait », Ă©crit Hadrien, câest-Ă -dire accompli, mais sa perfection est susceptible de modulations aussi variĂ©es que celles dâune voix pure » p. 145. Si la pierre peut contenir le souffle et la vie, dans quelle mesure Hadrien se rĂȘve-t-il en Pygmalion ? 58La question du portrait porte en effet en elle-mĂȘme celle de la crĂ©ation et du rapport entre le crĂ©ateur et son Ćuvre. Ă ce titre, portraits, statues, sculptures et monuments abondent dans le roman et signalent la volontĂ© impĂ©riale de figer lâamour disparu, quâil sâagisse dâAntinoĂŒs ou de Plotine. Les statues et monuments Ă©rigĂ©s par Hadrien naissent en effet du dĂ©sir de renouer avec les disparus ainsi des chapelles dâAntinoĂŒs, et ses temples, chambres magiques, monuments dâun mystĂ©rieux passage entre la vie et la mort, oratoires dâune douleur et dâun bonheur Ă©touffants, [...] lieu de la priĂšre et de la rĂ©apparition » oĂč Hadrien se livre Ă [s]on deuil » p. 142. De la mĂȘme maniĂšre, Ă NĂźmes, Hadrien Ă©tabli[t] le plan dâune basilique dĂ©diĂ©e Ă Plotine et destinĂ©e Ă devenir un jour son temple » p. 154. 59LâomniprĂ©sence des portraits dâAntinoĂŒs dans le roman nâest pas une invention de lâauteur mais tĂ©moigne bel et bien dâune rĂ©alitĂ© historique ils abondent, et vont de lâincomparable au mĂ©diocre. Tous, en dĂ©pit des variations dues Ă lâart du sculpteur ou Ă lâĂąge du modĂšle, Ă la diffĂ©rence entre les portraits faits dâaprĂšs le vivant et les portraits exĂ©cutĂ©s en lâhonneur du mort, bouleversent par lâincroyable rĂ©alisme de cette figure toujours immĂ©diatement reconnaissable et pourtant si diversement interprĂ©tĂ©e, par cet exemple, unique dans lâAntiquitĂ©, de survivance et de multiplication dans la pierre dâun visage qui ne fut ni celui dâun homme dâĂtat ni celui dâun philosophe, mais simplement qui fut aimĂ©. p. 336 60Hadrien a multipliĂ© les images dâAntinoĂŒs et sâil nâexiste pas de monnaie romaine Ă son effigie, câest en raison de lâopposition du SĂ©nat et non dâune volontĂ© impĂ©riale ; lâabondance des portraits dâAntinoĂŒs dans le roman sâinscrit donc dans la rĂ©fĂ©rentialitĂ© historique. 61Pour autant, Markus MeĂling voit dans lâimportance donnĂ©e Ă la sculpture dans le roman une dimension symbolique trĂšs forte dĂ©passant largement le cadre de la reconstitution historique La statue grecque nâest pas seulement un moyen pour lâĂ©crivain de faire revivre la pensĂ©e hellĂ©nique dâun prince romain. Ătant la concrĂ©tion pierreuse du corps humain et subissant les forces modificatrices du temps, la sculpture dĂ©passe son statut uniquement historique dans lâouvrage de Marguerite Yourcenar et devient ainsi une image modĂšle Ă partir de laquelle lâĂ©crivain dĂ©peint sa vision poĂ©tico-philosophique du temps et de lâexistence humaine. 32 Markus MeĂling, La fonction de la sculpture dans MĂ©moires dâHadrien de Marguerite Yourcenar par ... Comme la sculpture est mutilĂ©e par les Ă©lĂ©ments naturels, Ă mesure que le temps passe, lâhomme en tant quâindividu, lui-mĂȘme sculpture, se voit soumis Ă un temps destructeur qui dĂ©vore » son Ćuvre. Mais de mĂȘme que lâintention du sculpteur rĂ©siste au temps car elle ressort encore incontestablement de la ruine dâune statue classique, les structures, voire la substance mĂȘme de lâexistence humaine ressortent de cette chaĂźne » de pertes perpĂ©tuelles. Le passĂ© paraĂźt ainsi comme un grand Ă©cran » qui reflĂšte lâimmuable nature de lâhomme. Câest dans ce sens que lâhistoricitĂ© tourne dans lâuniversalitĂ© dans lâĆuvre de Marguerite Yourcenar32. 62Ainsi la pierre porte-t-elle la trace de la temporalitĂ© et engage-t-elle dans le roman une mĂ©ditation sur la vanitĂ© de lâexistence et du pouvoir soumis, comme toute construction humaine, Ă la ruine. LâĂ©rection de monuments et la crĂ©ation sculpturale sont alors Ă envisager dans le cadre dâune rĂ©flexion sur la destruction et la mort la crĂ©ation porterait en elle-mĂȘme la trace de sa destruction future, comme une naissance porte sa propre mort. Dans cette entreprise qui consiste Ă conserver une forme de vie se lit ainsi le dĂ©sir dĂ©miurgique de rĂ©sister au temps. 63Hadrien explicite dâailleurs le lien de la construction Ă la temporalitĂ© et Ă la vie [c]onstruire, Ă©crit-il, câest collaborer avec la terre câest mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifiĂ© Ă jamais » ; reconstruire, câest collaborer avec le temps sous son aspect de passĂ©, en saisir ou en modifier lâesprit, lui servir de relais vers un plus long avenir ; câest retrouver sous les pierres les secrets des sources. » Ici la voix de Marguerite Yourcenar, rĂȘvant dans les Carnets du contact avec les siĂšcles passĂ©s via la pierre ou lâobjet, semble se faire entendre derriĂšre celle dâHadrien, lorsquâil Ă©crit Notre vie est brĂšve nous parlons sans cesse des siĂšcles qui prĂ©cĂšdent ou qui suivent le nĂŽtre comme sâils nous Ă©taient totalement Ă©trangers ; jây touchais pourtant dans mes jeux avec la pierre. Ces murs que jâĂ©taie sont encore chauds du contact de corps disparus ; des mains qui nâexistent pas encore caresseront ces fĂ»ts de colonnes. Plus jâai mĂ©ditĂ© sur ma mort, et surtout sur celle dâun autre, plus jâai essayĂ© dâajouter Ă nos vies ces rallonges presque indestructibles. p. 141 64La construction dans la brique Ă©ternelle » de Rome et le marbre natal » de GrĂšce ou dâAsie relĂšvent ainsi dâune recherche de lâhumanitĂ© et la sculpture devient monde Je suis comme nos sculpteurs lâhumain me satisfait ; jây trouve tout, jusquâĂ lâĂ©ternel. La forĂȘt tant aimĂ©e se ramasse pour moi tout entiĂšre dans lâimage du centaure ; la tempĂȘte ne respire jamais mieux que dans lâĂ©charpe ballonnĂ©e dâune dĂ©esse marine. Les objets naturels, les emblĂšmes sacrĂ©s, ne valent quâalourdis dâassociations humaines la pomme de pin phallique et funĂšbre, la vasque aux colombes qui suggĂšre la sieste au bord des fontaines, le griffon qui emporte le bien-aimĂ© au ciel. p. 146 65En accord avec sa vision de lâart, Hadrien confesse que [lâ]art du portrait [lâ]intĂ©ressait peu » dans la mesure oĂč les portraits romains nâont quâune valeur de chronique copies marquĂ©es de rides exactes ou de verrues uniques, dĂ©calques de modĂšles quâon coudoie distraitement dans la vie et quâon oublie sitĂŽt morts » p. 146 ce quâHadrien rejette, câest lâindividualitĂ©, la singularitĂ© peinte dans le portrait puisquâil nây voit lĂ que dĂ©tail, contingence, anecdote. Les Grecs au contraire ont aimĂ© la perfection humaine au point de se soucier assez peu du visage variĂ© des hommes » et dans cette perspective, le portrait vĂ©ritable accĂšde Ă lâuniversalitĂ©. Câest pourquoi â et la voix de Marguerite Yourcenar se fait sans doute entendre ici encore â Hadrien affirme ne jet[er] quâun coup dâĆil Ă [sa] propre image, cette figure basanĂ©e, dĂ©naturĂ©e par la blancheur du marbre, ces yeux grands ouverts, cette bouche mince et pourtant charnue, contrĂŽlĂ©e jusquâĂ trembler » p. 146. 66AntinoĂŒs va pourtant bouleverser cette conception de lâart comme accĂšs Ă lâhumanitĂ©, le portrait devenant symbole de lâobsession dâHadrien Ă faire revivre le disparu le visage dâun autre mâa prĂ©occupĂ© davantage. SitĂŽt quâil compta dans ma vie, lâart cessa dâĂȘtre un luxe, devint une ressource, une forme de secours. Jâai imposĂ© au monde cette image il existe aujourdâhui plus de portraits de cet enfant que de nâimporte quel homme illustre, de nâimporte quelle reine. Jâeus dâabord Ă cĆur de faire enregistrer par la statuaire la beautĂ© successive dâune forme qui change ; lâart devint ensuite une sorte dâopĂ©ration magique capable dâĂ©voquer un visage perdu. Les effigies colossales semblaient un moyen dâexprimer ces vraies proportions que lâamour donne aux ĂȘtres ; ces images, je les voulais Ă©normes comme une figure vue de tout prĂšs, hautes et solennelles comme les visions et les apparitions du cauchemar, pesantes comme lâest restĂ© ce souvenir ibid. 67La mort dâAntinoĂŒs signe alors une conception nouvelle de lâart chargĂ© de porter le deuil et de rendre la vie, et Hadrien distingue lui-mĂȘme entre les statues et portraits du jeune vivant » destinĂ©s Ă saisir le mouvement de la vie changeante, le passage du corps adolescent Ă lâĂąge adulte dans toutes ses variations, et les portraits dâaprĂšs la mort, et oĂč la mort a passĂ©, ces grands visages aux lĂšvres savantes, chargĂ©s de secrets qui ne sont plus les [s]iens, parce que ce ne sont plus ceux de la vie » p. 147. La statue touche alors au sacrĂ© et teinte la volontĂ© crĂ©atrice dâune dimension presque magique. 33 Dans les Carnets de notes, Marguerite Yourcenar souligne dâailleurs lâĂ©lĂ©ment presque faustien d ... 68En effet, si Hadrien sâentoure de statues Ă la mort du bien-aimĂ©, son rapport Ă la sculpture change et atteint prĂ©cisĂ©ment une forme de dĂ©sir presque faustien33 34 Philippe Berthier, Regarder les images jusquâĂ les faire bouger », dans Les Diagonales du temps. ... Câest bien dâopĂ©ration cabalistique quâil convient de parler dans cette initiative pathĂ©tique â parce quâon la sait vaine â dâextravaser sur un mannequin inerte un monde dâaffects qui le ressusciterait. Dans sa folie sublime, cette dĂ©marche est celle-lĂ mĂȘme de lâĂ©crivain. Lorsquâelle entreprend en effet de resituer AntinoĂŒs Ă lâintĂ©rieur de la restitution dâHadrien, Yourcenar se livre Ă des manipulations sorciĂšres qui sont exactement mimĂ©tiques de celles de lâempereur34... 69Dans cette perspective, quâil sâagisse dâHadrien ou de Marguerite Yourcenar, lâart du portrait sâinscrit dans une dĂ©marche presque dĂ©miurgique Ă lâimage de Pygmalion, lâempereur et la romanciĂšre cherchent Ă donner ou redonner la vie Ă lâĂȘtre rigidifiĂ© par la mort, le symbolisme de la pierre Ă©tant Ă cet Ă©gard tout Ă fait explicite. Ă ce titre, la description de lâembaumement dâAntinoĂŒs rĂ©vĂšle combien la volontĂ© de figer la vie aboutit Ă un atroce chef dâĆuvre » p. 217, indice de la dimension paradoxale dâun art devenu mortifĂšre. Mais lĂ oĂč la pierre fige ces ĂȘtres dans des espaces mortuaires, Marguerite Yourcenar insuffle une voix Ă Hadrien, lui donnant Ă jamais la mesure de la vie. ...et les voix 70Les MĂ©moires dâHadrien sont avant tout le [p]ortrait dâune voix » Si jâai choisi dâĂ©crire ces MĂ©moires dâHadrien Ă la premiĂšre personne, câest pour me passer le plus possible de tout intermĂ©diaire, fĂ»t-ce de moi-mĂȘme », Ă©crit Marguerite Yourcenar. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi. » p. 330. Le roman ne propose pas le portrait physique de lâempereur Ă lâexception de la maladie ouvrant la lettre Ă Marc AurĂšle et des mĂ©ditations sur lâimportance des sens dans lâexpĂ©rience du monde, le corps dâHadrien ne fait pas lâobjet dâune peinture dans le roman. Par ailleurs, si la voix dâHadrien dresse le portrait dâĂȘtres qui lâentourent, ces derniers nâont pas la parole et leurs voix ne se font pas vĂ©ritablement entendre. Marguerite Yourcenar explique cette absence dialogique par lâimpossibilitĂ© historiographique de transcrire le ton de la conversation Hadrien, pour jeter ce long coup dâĆil sur sa vie, devait se servir de cet instrument de luciditĂ© quâĂ©tait pour le monde grĂ©co-romain, dont il est le reprĂ©sentant parfait, la parole organisĂ©e, presque impersonnelle. Je me suis rendu compte que le monologue Ă©tait la seule forme possible, et je nâai pas introduit dans le texte de conversations, parce que nous ignorons comment ces gens-lĂ se parlaient. Jâai publiĂ©, beaucoup plus tard, un long essai dans la Nouvelle Revue française, qui paraĂźtra un de ces jours en volume, dans lequel jâai exprimĂ© lâimmense difficultĂ© de faire parler entre eux les gens de lâAntiquitĂ©. Nous avons des comĂ©dies latines, certes, imitĂ©es elles-mĂȘmes de ce quâon appelle la nouvelle comĂ©die » grecque, et datant dâau moins deux siĂšcles et demi avant Hadrien elles oscillent entre le langage de la rue, les quolibets et les injures, comme chez Plaute, et un langage artificiellement raffinĂ© de gens bien Ă©levĂ©s, tels quâils sâexpriment sur la scĂšne, comme chez TĂ©rence, et cela dans des situations romanesques toujours plus ou moins invariables. Rien dans tout cela qui nous donne le ton exact de ce quâont pu ĂȘtre les propos dâHadrien avec Trajan, avec AntinoĂŒs ou avec Plotine. YO, p. 141 71Absence de voix autres, donc, mais prĂ©sence de portraits peints par la voix dâHadrien ainsi lit-on de Plotine un portrait ample et prĂ©cis au travers duquel la personnalitĂ© de lâimpĂ©ratrice se dessine davantage que ses traits physiques. [F]igure en vĂȘtements blancs, aussi simples que peuvent lâĂȘtre ceux dâune femme », portant les lourdes tresses quâexigeait la mode » p. 95-96, Plotine est surtout le visage de la dignitĂ©, du respect et de lâamitiĂ©. Lâune des images les plus emblĂ©matiques du personnage se situe lors de la scĂšne du bĂ»cher de Trajan Calme, distante, un peu creusĂ©e par la fiĂšvre, elle demeurait comme toujours clairement impĂ©nĂ©trable » p. 105 et câest son beau silence » p. 121 et son effacement qui fondent paradoxalement son omniprĂ©sence dans la vie dâHadrien comme dans le roman. ApprĂ©ciĂ©e pour ses silences, [...] ses paroles mesurĂ©es qui nâĂ©taient jamais que des rĂ©ponses, et les plus nettes possible », ils partagent tous deux la passion dâorner, puis de dĂ©pouiller [leur] Ăąme, dâĂ©prouver [leur] esprit Ă toutes les pierres de touche » p. 95. Hadrien Ă©crit Elle inclinait Ă la philosophie Ă©picurienne, ce lit Ă©troit, mais propre, sur lequel jâai parfois Ă©tendu ma pensĂ©e. Le mystĂšre des dieux, qui me hantait, ne lâinquiĂ©tait pas ; elle nâavait pas non plus mon goĂ»t passionnĂ© des corps. Elle Ă©tait chaste par dĂ©goĂ»t du facile, gĂ©nĂ©reuse par dĂ©cision plutĂŽt que par nature, sagement mĂ©fiante, mais prĂȘte Ă tout accepter dâun ami, mĂȘme ses inĂ©vitables erreurs p. 96. 72Celle qui a toujours Ă©tĂ© pour Hadrien un esprit, une pensĂ©e Ă laquelle sâĂ©tait mariĂ©e la [s]ienne » p. 182 trouve son pendant charnel avec AntinoĂŒs, dont le portrait physique est en revanche extrĂȘmement dĂ©veloppĂ©. 73Ce sont tout dâabord les portraits vĂ©ritables du jeune homme qui sont Ă©voquĂ©s, retraçant lâadoration dâHadrien Il y a les statues et les peintures du jeune vivant, celles qui reflĂštent ce paysage immense et changeant qui va de la quinziĂšme Ă la vingtiĂšme annĂ©e le profil sĂ©rieux de lâenfant sage ; cette statue oĂč un sculpteur de Corinthe a osĂ© garder le laisser-aller du jeune garçon qui bombe le ventre en effaçant les Ă©paules, la main sur la hanche, comme sâil surveillait au coin dâune rue une partie de dĂ©s. Il y a ce marbre oĂč Papias dâAphrodisie a tracĂ© un corps plus que nu, dĂ©sarmĂ©, dâune fraĂźcheur fragile de narcisse. Et AristĂ©as a sculptĂ© sous mes ordres, dans une pierre un peu rugueuse, cette petite tĂȘte impĂ©rieuse et fiĂšre. p. 147 74Le portrait dâAntinoĂŒs se poursuit au travers des souvenirs dâHadrien et il est rĂ©vĂ©lateur quâĂ lâinstar de Plotine, AntinoĂŒs, pourtant omniprĂ©sent, reste silencieux tant dans le roman que dans la diĂ©gĂšse [s]a prĂ©sence », Ă©crit Hadrien, Ă©tait extraordinairement silencieuse il mâa suivi comme un animal ou comme un gĂ©nie familier » p. 170. Hadrien dĂ©taille prĂ©cisĂ©ment cette beautĂ© si visible » p. 171 dans tout ce quâelle a de changeant les figures que nous cherchons dĂ©sespĂ©rĂ©ment nous Ă©chappent ce nâest jamais quâun moment... Je retrouve une tĂȘte inclinĂ©e sous une chevelure nocturne, des yeux que lâallongement des paupiĂšres faisait paraĂźtre obliques, un jeune visage large et comme couchĂ©. Ce tendre corps sâest modifiĂ© sans cesse, Ă la façon dâune plante, et quelques-unes de ces altĂ©rations sont imputables au temps. Lâenfant a changĂ© ; il a grandi. [...] La moue boudeuse des lĂšvres sâest chargĂ©e dâune amertume ardente, dâune satiĂ©tĂ© triste. En vĂ©ritĂ©, ce visage changeait comme si nuit et jour je lâavais sculptĂ©. p. 171 75Dans cette image dâHadrien sculpteur se lit la tentation dĂ©miurgique soulignĂ©e plus haut en mĂȘme temps que sâexprime implicitement la part de culpabilitĂ© qui, plus tard, le rongera, comme sâil Ă©tait responsable du destin de sa crĂ©ature. 76Ainsi le monologue dâHadrien est-il bien le portrait dâune voix » qui dresse Ă son tour le portrait dâĂȘtres ayant empli son existence sans pour autant que ces derniers puissent accĂ©der Ă la parole dans le roman Plotine comme AntinoĂŒs demeurent des figures silencieuses. Pourtant, il pourrait sembler plus Ă©vident Ă une femme Ă©crivain de donner la parole Ă une voix fĂ©minine comme celle de Plotine. Ă ce titre, on a souvent interrogĂ© Marguerite Yourcenar sur la moindre importance des femmes dans ses textes et sur lâidĂ©e, quâelle rejette scandalisĂ©e, quâelle se serait cachĂ©e derriĂšre des voix dâhommes Dans MĂ©moires dâHadrien, il sâagissait de faire passer une derniĂšre vision du monde antique vue par un de ses derniers grands reprĂ©sentants, et que cet ĂȘtre eĂ»t lâexpĂ©rience du pouvoir suprĂȘme, celle de la guerre, celle dâimmenses voyages, celle du grand commis occupĂ© de rĂ©formes Ă©conomiques et civiles aucune figure historique de femme nâĂ©tait dans ces conditions-lĂ , mais Hadrien, dans une pĂ©nombre discrĂšte, a sa parĂšdre fĂ©minine. Je ne parle pas de quelques jeunes maĂźtresses, qui ont Ă©tĂ© pour lui une distraction, je parle de Plotine, la conseillĂšre et lâamie, avec qui le liait une amitiĂ© amoureuse », dit textuellement lâun des chroniqueurs antiques. YO, p. 271 77Dans les Carnets de notes, Marguerite Yourcenar explique dĂ©jĂ cette [i]mpossibilitĂ© [...] de prendre pour figure centrale un personnage fĂ©minin, de donner, par exemple, pour axe Ă [s]on rĂ©cit, au lieu dâHadrien, Plotine ». La raison en est culturelle La vie des femmes est trop limitĂ©e, ou trop secrĂšte. Quâune femme se raconte, et le premier reproche quâon lui fera est de nâĂȘtre plus femme. Il est dĂ©jĂ assez difficile de mettre quelque vĂ©ritĂ© Ă lâintĂ©rieur dâune bouche dâhomme » p. 329. 78Enfin, en dĂ©pit de lâinsistance de Marguerite Yourcenar sur la nĂ©cessitĂ© de faire silence en elle pour faire advenir la parole dâHadrien, câest par sa propre voix quâelle insuffle la vie Ă son personnage. Paola Ricciulli remarque ainsi que lâinsistance sur le silence de lâauteur est trop marquĂ©e pour nâĂȘtre pas suspecte. DerriĂšre la neutralitĂ© apparente, de discrĂštes traces de subjectivitĂ© transparaissent les goĂ»ts, les rĂ©flexions, le style communs au narrateur et Ă lâauteur, visibles par exemple dans lâabondance des maximes, ou encore la langue elle-mĂȘme, trahissent cette communautĂ© de voix 35 Paola Ricciulli, Voix de lâauteur et voix du narrateur dans MĂ©moires dâHadrien », dans Hadrien o ... Le vĂ©hicule de la communication est donc la langue de lâauteur et non celle du narrateur. Il ne sâagit pas lĂ dâune intervention » nĂ©gligeable de la part de Yourcenar si lâon considĂšre lâensemble des fonctions et des valeurs » exprimĂ©es, mĂȘme indirectement, par la langue. Un choix dictĂ© certainement par lâimmense difficultĂ© de faire parler entre eux les gens de lâAntiquitĂ© », mais qui transforme, objectivement, ce chant intime » en un chant Ă deux voix »35. 79Ainsi ce portrait dâune voix », traversĂ© par des visages, figures omniprĂ©sentes mais silencieuses, comme autant dâombres portĂ©es sur lâexistence dâHadrien, se veut-il plongĂ©e dans lâintĂ©rioritĂ© protĂ©iforme dâun ĂȘtre auquel lâauteur prĂȘte sa voix. Ă travers la reconstitution de ces souvenirs, Marguerite Yourcenar cherche Ă saisir Hadrien toute la complexitĂ© de ce qui le fait individu, personnage, homme 36 La citation est extraite de Mishima ou la vision du vide. 37 Yves-Alain Favre, Conscience du sacrĂ© et sacrĂ© de la conscience dans lâĆuvre de Marguerite Yourc ... tout dâabord lâindividu, changeant, Ă©pars et contradictoire, qui tantĂŽt se cache et tantĂŽt se rend visible, vĂ©ritable ProtĂ©e qui demeure difficile Ă saisir ; ensuite le personnage, forgĂ© par lâindividu et destinĂ© Ă servir de masque ou dâĂ©cran afin de se protĂ©ger ou de sciemment provoquer autrui ; on peut aisĂ©ment le dĂ©finir, mais il nâapporte guĂšre de rĂ©vĂ©lation dĂ©cisive. En fin, plus profondĂ©ment, lâhomme rĂ©el et ce ce secret impĂ©nĂ©trable qui est celui de toute vie36 ». Cette essence de lâĂȘtre reste Ă©nigmatique pour autrui ; le terme dâ impĂ©nĂ©trable » montre bien quâil sâagit dâun secret, donc dâune rĂ©alitĂ© sacrĂ©e, qui Ă©chappe Ă toute prise de lâintelligence37. 80Câest prĂ©cisĂ©ment dans cette triple perception de lâĂȘtre que se dessine lâuniversalitĂ© Ă laquelle aspire Marguerite Yourcenar est-ce Ă dire quâen dĂ©pit dâune inscription historique forte, MĂ©moires dâHadrien porte la trace de lâĂ©ternitĂ© ? Le grand pan nâest pas mort 38 Voir Philippe Borgeaud, La mort du grand Pan. ProblĂšmes dâinterprĂ©tation », Revue de lâhistoire ... 81Au IIe siĂšcle aprĂšs JĂ©sus-Christ, Plutarque annonce, dans un passage Ă©nigmatique de son traitĂ© Sur la disparition des oracles, la mort du grand Pan38 », figure du paganisme et du Tout. En recrĂ©ant la vie dâun empereur contemporain de Plutarque, et qui fut son admirateur et son hĂŽte p. 87, Marguerite Yourcenar dĂ©montre exactement le contraire. Hadrien sâattache Ă prĂ©server les traditions polythĂ©istes de la GrĂšce et de Rome, mais surtout il incarne la possibilitĂ© pour lâindividu de se savoir partie dâun tout qui lui demeure accessible. Figure prismatique, reflet changeant du lecteur et de lâauteur, personnage insaisissable et voix encore audible, il atteste la porositĂ© des frontiĂšres de lâĂȘtre. Ă travers le bĂątisseur du PanthĂ©on, et par la dĂ©marche mĂȘme qui prĂ©side Ă son Ă©criture, Marguerite Yourcenar tĂ©moigne que Tout » est encore prĂ©sent Ă qui sait le reconnaĂźtre. Hadrien, homme de tous les temps 82En rĂ©inventant les MĂ©moires dâun personnage historique, Marguerite Yourcenar peint une pĂ©riode bien prĂ©cise, et Ă nulle autre pareille, ce IIe siĂšcle [...] des derniers hommes libres », dont elle admet dans les Carnets de notes que nous sommes peut-ĂȘtre dĂ©jĂ fort loin » p. 342. Mais la modalisation apportĂ©e par ce peut-ĂȘtre » en dit long sur lâaura dâĂ©ternitĂ© qui Ă©mane dâHadrien. Marguerite Yourcenar choisit de redonner parole et vie Ă un personnage Ă la fois attachĂ© aux traditions dans ce quâelles ont de plus fĂ©cond et de moins sclĂ©rosant â la pensĂ©e libre des Grecs â, et tournĂ© vers le progrĂšs au sens le plus simple et le plus noble du terme â la marche raisonnĂ©e de Rome et du monde Le moment semblait venu », estime-t-il, de réévaluer toutes les prescriptions anciennes dans lâintĂ©rĂȘt de lâhumanitĂ© » p. 128. Dans cet ĂȘtre qui nâignore ni les origines ni lâavenir de son monde, elle retrouve ainsi ce quâil y a dâimmuable en lâhomme. Parce quâil est soumis au temps et inscrit dans le temps, Hadrien peut devenir lâimage de lâhomme inchangĂ©, et lâauteur fait de ce paradoxe lâune des rĂšgles de son Ă©criture [...] prendre seulement ce quâil y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les Ă©motions des sens ou dans les opĂ©rations de lâesprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquĂšrent des olives, burent du vin, sâengluĂšrent les doigts de miel, luttĂšrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante, et cherchĂšrent en Ă©tĂ© lâombre dâun platane, et jouirent, et pensĂšrent, et vieillirent, et moururent. p. 332 83Hadrien lui-mĂȘme possĂšde la conscience de cette permanence des Ă©motions et sensations humaines en ce quâelles ont de plus pur et de plus simple, peut-ĂȘtre de plus instinctif. Par ses ancĂȘtres, et notamment son grand-pĂšre Marullinus, il se sent liĂ© Ă des temps primitifs, mais non totalement disparus La duretĂ© presque impĂ©nĂ©trable de Marullinus remontait plus loin, Ă des Ă©poques plus antiques. CâĂ©tait lâhomme de la tribu, lâincarnation dâun monde sacrĂ© et presque effrayant dont jâai parfois retrouvĂ© les vestiges chez nos nĂ©cromanciens Ă©trusques », se souvient-il lorsquâil commence Ă relater son existence p. 40. Il pressent aussi la parentĂ© qui lâunit Ă ceux qui viendront aprĂšs lui. Alors quâil achĂšve son rĂ©cit, il songe au successeur encore lointain qui transformera le visage de Rome, mais ne sâen Ă©meut guĂšre Il hĂ©ritera de nos palais et de nos archives ; il diffĂ©rera de nous moins quâon pourrait le croire » p. 314. Apaisante, cette conscience de la continuitĂ© nâest pourtant pas la marque dâun optimisme ou dâune confiance inconsidĂ©rĂ©s. On dĂ©cĂšle aussi chez lâempereur une forme de rĂ©signation, nĂ©e de la certitude que les plus tristes aspects de la condition humaine sont eux aussi inchangeables. Sa clairvoyance se fait souvent sombre, aussi ne sâillusionne-t-il pas sur les effets de ses tentatives de rĂ©former le sort des esclaves Je doute que toute la philosophie du monde parvienne Ă supprimer lâesclavage on en changera tout au plus le nom. Je suis capable dâimaginer des formes de servitude pires que les nĂŽtres, parce que plus insidieuses soit quâon rĂ©ussisse Ă transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors quâelles sont asservies, soit quâon dĂ©veloppe chez eux, Ă lâexclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goĂ»t du travail aussi forcenĂ© que la passion de la guerre chez les races barbares. p. 129 84En un siĂšcle encore trĂšs prĂšs de la libre vĂ©ritĂ© du pied nu », lâempereur entrevoit dĂ©jĂ les dĂ©formations Ă venir, qui pourtant ne suffisent pas Ă altĂ©rer la substance, la structure humaine » p. 333. 85La perception conjointe de lâimmuable et du changeant permet Ă Marguerite Yourcenar de faire de son personnage un homme de tous les temps, sans pour cela verser dans une indiffĂ©renciation des siĂšcles qui serait simplificatrice et mensongĂšre. Hadrien reflĂšte en vĂ©ritĂ© un certain mouvement de lâhistoire, une disposition de lâesprit humain qui refait surface de distance en distance et assure la continuitĂ© en mĂȘme temps quâelle la rĂ©vĂšle. Dans Les Yeux ouverts, Marguerite Yourcenar dit reconnaĂźtre en cet empereur somme toute si peu romain un homme dâun autre temps, bien plus prĂšs de nous que le typique empereur romain de SuĂ©tone, ou des films et des romans Ă grand spectacle ; en un sens, câest un homme de la Renaissance » YO, p. 152. MĂ©cĂšne avisĂ©, humaniste avant lâheure, Ă©pris de toutes les humanitĂ©s », voyageur libre et passionnĂ© de grandes dĂ©couvertes, Hadrien tient Ă la fois de Laurent le Magnifique, dâĂrasme et de Montaigne, et peut-ĂȘtre parfois, dans son pragmatisme politique, de Machiavel. Ces rencontres dâesprits, nĂ©anmoins, nâarrachent pas Hadrien Ă son siĂšcle lui-mĂȘme signale que ses idĂ©aux sont fort partagĂ©s et relĂšvent dâun esprit des temps » Humanitas, Felicitas, Libertas ces beaux mots qui figurent sur les monnaies de mon rĂšgne, je ne les ai pas inventĂ©s. Nâimporte quel philosophe grec, presque tout Romain cultivĂ© se propose du monde la mĂȘme image que moi » p. 126. Mais câest prĂ©cisĂ©ment parce quâelle est en prise avec son Ă©poque tout en la dĂ©bordant que lâĆuvre dâHadrien est grande et Ă©veille des rĂ©sonances renaissantes en faisant renaĂźtre la GrĂšce, en bĂątissant temples et bibliothĂšques, il assure lâun des relais qui permettront aux hommes du XVIe siĂšcle de faire Ă leur tour renaĂźtre Rome. Conscient de travailler avec les hommes du passĂ©, il tend aussi la main Ă ceux des siĂšcles futurs Jâavais collaborĂ© avec les Ăąges, avec la vie grecque elle-mĂȘme ; lâautoritĂ© que jâexerçais Ă©tait moins un pouvoir quâune mystĂ©rieuse puissance, supĂ©rieure Ă lâhomme, mais qui nâagit efficacement quâĂ travers lâintermĂ©diaire dâune personne humaine ; le mariage de Rome et dâAthĂšnes sâĂ©tait accompli ; le passĂ© reprenait un visage dâavenir p. 192. 86De renaissance en renaissance, lâaction de quelques hommes dâexception sur la marche du temps permet dâespĂ©rer, en plein XXe siĂšcle, le retour dâun saeculum aureum » qui prendrait le visage de cette paix Ă la fois fragile et exceptionnellement durable gagnĂ©e par Hadrien. Le personnage yourcenarien Ă©labore en effet une thĂ©orie de lâharmonie des peuples dâautant plus porteuse dâespoir quâelle Ă©mane dâun pragmatique et non dâun utopiste [...] chaque heure dâaccalmie Ă©tait une victoire, prĂ©caire comme elles le sont toutes ; chaque dispute arbitrĂ©e un prĂ©cĂ©dent, un gage pour lâavenir. Il mâimportait assez peu que lâaccord fut extĂ©rieur, imposĂ© du dehors, probablement temporaire je savais que le bien comme le mal est affaire de routine, que le temporaire se prolonge, que lâextĂ©rieur sâinfiltre au-dedans, et que le masque, Ă la longue, devient visage. Puisque la haine, la sottise, le dĂ©lire ont des effets durables, je ne voyais pas pourquoi la luciditĂ©, la justice, la bienveillance nâauraient pas les leurs. p. 111 87Ce prĂ©cĂ©dent » dâapaisement que reprĂ©sente le rĂšgne dâHadrien acquiert un Ă©clat tout particulier en 1951, celui des rĂȘves que lâon croit sur le point de se rĂ©aliser. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la renaissance de la pax romana est plus que jamais dĂ©sirable et, reconsidĂ©rant son roman une trentaine dâannĂ©es aprĂšs sa parution, Marguerite Yourcenar admet lâavoir crue possible Les Nations unies, Ă ce moment-lĂ , cela comptait. Enfin, on pouvait imaginer un manipulateur de gĂ©nie capable de rĂ©tablir la paix pendant cinquante ans, une pax americana ou europeana, peu importe. On ne lâa pas eu. Il ne sâest prĂ©sentĂ© que de brillants seconds. Mais, Ă lâĂ©poque, jâavais la naĂŻvetĂ© de croire que câĂ©tait encore possible. On pouvait se dire quâun homme plus intelligent, plus capable de naviguer dans une passe difficile, avait des chances de rĂ©ussite... Je me rends compte maintenant que câĂ©tait une illusion. Câest ce qui fait que je suis passĂ©e dâHadrien Ă LâĆuvre au noir. Mais au temps oĂč jâĂ©crivais MĂ©moires dâHadrien, il Ă©tait possible dâespĂ©rer, pour une pĂ©riode trĂšs courte encore, dans cette euphorie qui suit la fin des guerres... YO, p. 149 88Ćuvre en apparence si dĂ©tachĂ©e de son siĂšcle, MĂ©moires dâHadrien sâavĂšre ainsi ĂȘtre le fruit dâune explosion de violence â Avoir vĂ©cu dans un monde qui se dĂ©fait mâenseignait lâimportance du Prince », reconnaĂźt lâauteur p. 328 â et dâune Ă©troite pĂ©riode dâespĂ©rance. En ce sens, le roman est bien un reflet de son temps. Il ne sâagit pas pour Marguerite Yourcenar de tendre Ă ses contemporains un miroir idĂ©al de leur Ă©poque â son personnage lui-mĂȘme rĂ©cuse tout idĂ©alisme La paix Ă©tait mon but, mais point du tout mon idole ; le mot mĂȘme dâidĂ©al me dĂ©plairait comme trop Ă©loignĂ© du rĂ©el » p. 111. Sans doute songe-t-elle moins encore Ă offrir aux hommes dâĂtat de son temps un modĂšle de bon gouvernement elle ne sâattendait guĂšre Ă ce que son livre soit lu, moins encore Ă ce quâil soit compris Seuls, quelques amateurs de destinĂ©e humaine comprendront », Ă©crit-elle dans les Carnets de notes p. 340. Elle nâen tĂ©moigne pas moins dâune foi peut-ĂȘtre passagĂšre mais qui traduit la survivance dâune ambition humaine jamais tout Ă fait Ă©teinte dans le personnage dâHadrien perdurent et renaissent les espoirs de lâempereur qui rĂ©gnait sur les derniers hommes libres ». Homo sum... 39 TĂ©rence, LâHĂ©autontimoroumĂ©nos, dans ComĂ©dies II, J. Marouzeau et J. GĂ©rard trad., Paris, Les Be ... 89Homme de tous les temps, Hadrien le multiple est aussi potentiellement tous les hommes. Lâempereur pourrait faire sienne la phrase cĂ©lĂšbre de lâancien esclave TĂ©rence Homo sum ; nihil a me alienum puto39 » il est homme, et rien de ce qui est humain ne semble lui ĂȘtre Ă©tranger. Humanistes, les MĂ©moires dâHadrien le sont par leurs affinitĂ©s avec le courant de pensĂ©e renaissant, mais aussi plus immĂ©diatement par lâattention soutenue et souvent humble que le narrateur accorde Ă lâhumain. Sans cesse en mouvement, mais symboliquement au centre de lâempire et de tout, Hadrien interroge sa place et sa mesure dâhomme, ouvrant ainsi lâhumanisme sur un universalisme. Lâaventure humaine » 90 En un sens, toute vie racontĂ©e est exemplaire », Ă©crit Marguerite Yourcenar dans les Carnets de notes p. 342, avant de souligner les dangers que fait courir au biographe un propos exclusivement dĂ©monstratif le propos y perd de ses nĂ©cessaires nuances, la vie racontĂ©e » de sa complexitĂ©. De quoi Hadrien, grand homme, certes, mais homme faillible, est-il lâexemple ? Les Carnets de notes suggĂšrent peu aprĂšs une rĂ©ponse Ă la fois simple et paradoxale il est celui qui a, par excellence et pleinement, vĂ©cu lâaventure humaine » ibid., exemplaire moins par lâexceptionnel statut qui le distingue des autres hommes que par sa facultĂ© Ă ĂȘtre Ă la fois lui-mĂȘme et eux tous. Alors quâil sâapprĂȘte Ă retracer son existence, il rĂ©sume par la nĂ©gative cette ambivalence fĂ©conde TantĂŽt ma vie mâapparaĂźt banale, au point de ne pas valoir dâĂȘtre, non seulement Ă©crite, mais mĂȘme un peu longuement contemplĂ©e, nullement plus importante, mĂȘme Ă mes propres yeux, que celle du premier venu. TantĂŽt elle me semble unique, et par lĂ mĂȘme sans valeur, inutile, parce quâimpossible Ă rĂ©duire Ă lâexpĂ©rience du commun des hommes p. 34. 91Par cette dualitĂ©, les MĂ©moires dâHadrien mettent au jour ce que lâon pourrait nommer lâextraordinaire banalitĂ© â ou lâordinaire exception â de chaque expĂ©rience. Lâexistence dâun empereur tout comme celle dâun homme obscur », tel le NathanaĂ«l du dernier roman de Marguerite Yourcenar, porte en elle une irrĂ©ductible unicitĂ© en mĂȘme temps que la marque du destin commun. Et que le protagoniste soit dotĂ© dâune position et dâune luciditĂ© dâexception ne fait que rendre plus perceptible cette tension. 40 Comme lâeau qui coule est le titre donnĂ© par Marguerite Yourcenar au recueil qui regroupe Anna, so ... 92Son aventure », Hadrien la mĂšne en effet au sens Ă©tymologique du terme il traverse tout ce qui doit advenir » dans une vie dâhomme, plaisir et souffrance, bonheur et dĂ©tresse, amour, passion, deuil et maladie. Lâimminence de son dĂ©cĂšs le rend mĂȘme apte Ă tĂ©moigner de cette grande aventure commune quâest la mort, aventure dans laquelle chaque ĂȘtre est en permanence engagĂ©, mais qui demeure gĂ©nĂ©ralement inconnaissable et donc indicible Dire que mes jours sont comptĂ©s ne signifie rien ; il en fut toujours ainsi ; il en est ainsi pour nous tous », admet lâempereur mourant p. 12. Mais aussitĂŽt il identifie ce qui dĂ©jĂ le sĂ©pare des vivants, tout en lui permettant de comprendre mieux quâeux-mĂȘmes leur condition Mais lâincertitude du lieu, du temps, et du mode, qui nous empĂȘche de bien distinguer ce but vers lequel nous avançons sans cesse, diminue pour moi Ă mesure que progresse ma maladie mortelle » ibid. Sâil lui est ainsi donnĂ© de connaĂźtre le but » de toute aventure humaine », Hadrien a aussi lâhumilitĂ© dâen accepter lâabsence, non pas de sens, mais de direction perceptible. Bien quâil ait savamment construit sa carriĂšre impĂ©riale, il se sait aussi confusĂ©ment formĂ© par les remous dâun sort dont il nâa pas la maĂźtrise Je perçois bien dans cette diversitĂ©, dans ce dĂ©sordre, la prĂ©sence dâune personne, mais sa forme semble presque toujours tracĂ©e par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflĂ©tĂ©e sur lâeau » p. 33. Narcisse dĂ©tournĂ© de sa propre contemplation par les rapides dâune vie qui passe comme lâeau qui coule40 », Hadrien est Ă mĂȘme dâapercevoir, au-delĂ du miroir des apparences, son insaisissable visage dâhomme. Ses aveux dâimpuissances sont en ce sens les meilleurs rĂ©vĂ©lateurs de sa clairvoyance il sait sa vue bornĂ©e et brouillĂ©e, mais le fait mĂȘme dâen avoir conscience, et de comprendre le pourquoi de cette dĂ©faillance, est dĂ©jĂ un correctif, ainsi que le suggĂšrent les derniĂšres analyses, rĂ©signĂ©es et lucides, dâ Animula vagula blandula » [...] lâesprit humain rĂ©pugne Ă sâaccepter des mains du hasard, Ă nâĂȘtre que le produit passager de chances auxquelles aucun dieu ne prĂ©side, surtout pas lui-mĂȘme. Une partie de chaque vie, et mĂȘme de chaque vie fort peu digne de regard, se passe Ă rechercher les raisons dâĂȘtre, les points de dĂ©part, les sources. p. 35 93LâHadrien yourcenarien ne diffĂšre en somme des autres hommes que par le fait de se savoir tout Ă fait homme, sans fausse modestie ni fatuitĂ©. Aussi affirme-t-il sereinement sa supĂ©rioritĂ© Il nây a quâun seul point sur lequel je me sens supĂ©rieur aux autres hommes je suis tout ensemble plus libre et plus soumis quâils nâosent lâĂȘtre. Presque tous mĂ©connaissent Ă©galement leur juste libertĂ© et leur vraie servitude » p. 52. 94ReconnaĂźtre en lâautre son semblable ne signifie pas nĂ©cessairement le connaĂźtre ou le comprendre, ni mĂȘme se connaĂźtre ou se comprendre Tout nous Ă©chappe, et tous, et nous-mĂȘmes », Ă©crit Marguerite Yourcenar p. 331, et elle confĂšre cette certitude Ă son personnage. Mais câest sâoffrir la possibilitĂ© dâentrer, mĂȘme passagĂšrement, dans la vie dâun autre, et de dĂ©couvrir ainsi une autre facette de lâhumain. Hadrien paraĂźt en effet douĂ© de la facultĂ© de cerner au plus prĂšs mĂȘme ceux qui diffĂšrent radicalement de lui, et peut-ĂȘtre surtout ceux qui diffĂšrent de lui. Trop proche, AntinoĂŒs lui demeure illisible il semble Ă lâempereur que, par son dĂ©vouement mĂȘme, le favori abdique en quelque sorte une part de son altĂ©ritĂ© Je mâĂ©merveillais de cette dure douceur ; de ce dĂ©vouement sombre qui engageait tout lâĂȘtre. Et pourtant, cette soumission nâĂ©tait pas aveugle ; ces paupiĂšres si souvent baissĂ©es dans lâacquiescement ou dans le songe se relevaient ; les yeux les plus attentifs du monde me regardaient en face ; je me sentais jugĂ©. Mais je lâĂ©tais comme un dieu lâest par son fidĂšle mes duretĂ©s, mes accĂšs de mĂ©fiance car jâen eus plus tard Ă©taient patiemment, gravement acceptĂ©s. Je nâai Ă©tĂ© maĂźtre absolu quâune fois, et que dâun seul ĂȘtre. p. 171 95MĂȘme au-delĂ de la mort, AntinoĂŒs demeure ce bel Ă©tranger que reste malgrĂ© tout chaque ĂȘtre quâon aime » p. 189. Bien plus accessibles en revanche sont les ĂȘtres que tout, a priori, Ă©loigne dâHadrien. Il parvient ainsi Ă observer dans toute sa vĂ©ritĂ© la maĂźtresse infidĂšle Ă laquelle il offre de quoi acheter lâamour dâun autre, le danseur Bathylle Elle sâassit par terre, petite figure nette de joueuse dâosselets, vida le sac sur le pavement, et se mit Ă diviser en tas le luisant monceau. Je savais que pour elle, comme pour nous tous, prodigues, ces piĂšces dâor nâĂ©taient pas des espĂšces trĂ©buchantes marquĂ©es dâune tĂȘte de CĂ©sar, mais une matiĂšre magique, une monnaie personnelle, frappĂ©e Ă lâeffigie dâune chimĂšre, au coin du danseur Bathylle. Je nâexistais plus. Elle Ă©tait seule. Presque laide, plissant le front avec une dĂ©licieuse indiffĂ©rence Ă sa propre beautĂ©, elle faisait et refaisait sur ses doigts, avec une moue dâĂ©colier, les additions difficiles. Elle ne mâa jamais tant charmĂ©. p. 78 96De mĂȘme que lâhomme riche sait comprendre la femme qui a dâimmenses besoins dâargent » ibid., le maĂźtre de Rome devine les motivations et les rĂ©actions de lâobscur esclave des mines de Tarragone qui cherche Ă le tuer Point illogiquement, il se vengeait sur lâempereur de ses quarante-trois ans de servitude. Je le dĂ©sarmai facilement ; sa fureur tomba ; il se transforma en ce quâil Ă©tait vraiment, un ĂȘtre pas moins sensĂ© que les autres, et plus fidĂšle que beaucoup » p. 128. Dans une moindre mesure, il parvient mĂȘme Ă se rapprocher de lâennemi par excellence, Bar Kochba. La rĂ©volte juive dont ce dernier est le meneur lui est incomprĂ©hensible, mais lâascension de lâ aventurier » de JĂ©rusalem nâest peut-ĂȘtre pas sans rapport avec la sienne Je ne puis juger ce Simon que par ouĂŻ-dire ; je ne lâai vu quâune fois face Ă face, le jour oĂč un centurion mâapporta sa tĂȘte coupĂ©e. Mais je suis disposĂ© Ă lui reconnaĂźtre cette part de gĂ©nie quâil faut toujours pour sâĂ©lever si vite et si haut dans les affaires humaines ; on ne sâimpose pas ainsi sans possĂ©der au moins quelque habiletĂ© grossiĂšre. p. 254 97Partiellement opaque Ă lui-mĂȘme, Hadrien nâen est que plus capable de percer lâopacitĂ© des autres, ne serait-ce que parce quâil la respecte. Sans sâexagĂ©rer les ressemblances ni les diffĂ©rences, il sâĂ©prouve ainsi homme parmi les hommes, et admet je suis comme eux, du moins par moments, ou jâaurais pu lâĂȘtre » p. 51. En lui, Marguerite Yourcenar construit un personnage exemplairement homme. Hommes et bĂȘtes 41 Sur ce sujet, voir Loredana Primozich, Kou-Kou-HaĂŻ ou le rĂȘve de de lâuniversel », dans Maria Jo ... 42 Cette couverture et cette dĂ©froque pendue Ă un clou sentaient le suint, le lait et le sang. Ces ... 43 MĂȘme les Ăąges, les sexes, et jusquâaux espĂšces, lui paraissaient plus proches quâon ne le croit ... 44 RĂ©my Poignault, Hadrien, le limes et lâexil », dans Marguerite Yourcenar, Cume an spearwa... » ... 98Les efforts de comprĂ©hension dâHadrien ne se circonscrivent toutefois pas Ă lâhomme ; ils tendent Ă sâouvrir Ă tout ce qui lâentoure. Si lâhumain se dĂ©finit pour une part dans son rapport au divin, il ne trouve son exacte place quâen sâinscrivant dans le monde naturel. Cette prĂ©occupation, constante chez Marguerite Yourcenar, sâest exprimĂ©e dans ses prises de position Ă©cologistes et ses engagements en faveur de la cause animale, mais Ă©galement dans son Ćuvre littĂ©raire, depuis Suite dâestampes pour Kou-Kou-HaĂŻ », texte poĂ©tique composĂ© en 1927 en hommage Ă lâun de ses chiens dont elle fait une figure de lâuniversel41, jusquâĂ sa confĂ©rence du 8 avril 1981 intitulĂ©e, dâaprĂšs lâEcclĂ©siaste, Qui sait si lâĂąme des bĂȘtes sâen va en bas ? » et publiĂ©e dans Le Temps, ce grand sculpteur. La thĂ©matique demeure relativement discrĂšte dans MĂ©moires dâHadrien lâauteur se garde de projeter sur son personnage ses engagements personnels. Hadrien ne va pas jusquâaux mĂ©ditations de ZĂ©non, qui retrouve dans chaque objet lâĂȘtre dont il provient42, ou de NathanaĂ«l qui fraternise avec tout ce qui existe43. Il lui arrive nĂ©anmoins de communier avec les Ă©lĂ©ments lorsque, malade, le plaisir de la nage lui est dĂ©fendu, il parvient Ă le revivre en pensĂ©e et Ă dĂ©passer le souvenir des sensations humaines pour se fondre dans une eau dont il Ă©prouve ainsi la libre mobilitĂ© Il y eut des moments oĂč cette comprĂ©hension sâefforça de dĂ©passer lâhumain, alla du nageur Ă la vague » p. 15. Il exauce alors mieux que jamais son propre vĆu dâimmersion dans le Tout, Ă©voquĂ© par RĂ©my Poignault Le personnage de Marguerite Yourcenar, dans un souci dâindĂ©pendance, souhaiterait abolir toutes les limites ainsi lâhumain, atteignant lâuniversel, coĂŻncidant avec le Tout, il nây aura plus aucune possibilitĂ© ouverte Ă un quelconque exil44 » â instant sans doute miraculeux pour un homme immobilisĂ© qui se meurt dâhydropisie. 99Câest cependant surtout dans son rapport au rĂšgne animal quâHadrien sâavĂšre capable de franchir les limites de lâhumain. FĂ©ru dâart cynĂ©gĂ©tique, il exerce dans la chasse une violence instinctive qui traduit son amour dâune faune quâil respecte et divinise. Ainsi affirme-t-il avoir toujours entretenu avec la Diane des forĂȘts les rapports changeants et passionnĂ©s dâun homme avec lâobjet aimĂ© » p. 13. Tuer une proie nâest pas, dans lâesprit du chasseur, le moyen dâaffirmer la suprĂ©matie des hommes sur les bĂȘtes, mais au contraire une maniĂšre de sâĂ©galer Ă elles, en rĂ©intĂ©grant le cycle naturel des vies et des morts. Hadrien renoue avec dâancestrales reprĂ©sentations du chasseur lorsquâil dĂ©taille lâĂ©motion qui le saisit au passage dâun cerf MĂȘme ici, Ă Tibur, lâĂ©brouement soudain dâun cerf sous les feuilles suffit [...] Ă faire tressaillir en moi un instinct plus ancien que tous les autres, et par la grĂące duquel je me sens guĂ©pard aussi bien quâempereur » p. 14. Mieux encore que la bĂȘte sauvage, lâanimal domestiquĂ© enseigne Ă lâhomme ce quâil est profondĂ©ment un fauve nâest quâun adversaire, mais un cheval Ă©tait un ami », se souvient Hadrien ibid. Le cheval BorysthĂšnes, auquel lâHadrien historique fit Ă©lever un tombeau et dont le nom est donnĂ© Ă un village p. 304, paraĂźt occuper dans la vie de lâempereur une place aussi importante que CĂ©ler, ami des derniĂšres annĂ©es et aide de camp chargĂ© des montures de lâempereur vieillissant. La parfaite docilitĂ© du cheval repose en effet sur une comprĂ©hension Ă©troite et rĂ©ciproque entre lâhomme et lâanimal il savait exactement, et mieux que moi peut-ĂȘtre, le point oĂč ma volontĂ© divorçait dâavec ma force » p. 15. GrĂące Ă lui, Hadrien semble bien avoir Ă©tĂ© par instant cette crĂ©ature hybride dans laquelle il projette son moi idĂ©al Si lâon mâavait laissĂ© le choix de ma condition, jâeusse optĂ© pour celle de Centaure », affirme-t-il p. 14 â et lâallusion mythologique est ici bien plus quâune hyperbole destinĂ©e Ă traduire la passion de lâart Ă©questre. 45 Cette image de Lucius a-t-elle Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e Ă Marguerite Yourcenar par la performance rĂ©volutionna ... 46 Voir la signification que Victor Hugo confĂšre Ă cette figure mythologique dans Le Satyre » prem ... 100Ă lâimage de cet autoportrait en Centaure, les comparaisons et mĂ©taphores choisies par le narrateur traduisent sa perception des ĂȘtres, et dâun monde oĂč les frontiĂšres sont tĂ©nues entre lâhumain et lâanimal. Pour traduire la lĂ©gĂšretĂ© et lâeffronterie capricantes du jeune Lucius, Hadrien Ă©voque un demi-dieu aux pieds et cornes de bouc ce jeune faune dansant45 occupa six mois de ma vie » p. 122. La silhouette de Pan, en qui se rejoignent animalitĂ© et humanitĂ©46, et auquel les faunes sont apparentĂ©s, se profile alors. Câest Ă©galement sous le signe de celui dont le nom signifie Tout » quâest placĂ©e la rencontre avec AntinoĂŒs lâĂ©raste remarque pour la premiĂšre fois lâĂ©romĂšne lors dâune rĂ©union qui se dĂ©roule au bord dâune source consacrĂ©e Ă Pan » p. 169. En compagnie de son favori, Hadrien sâadonne aux plaisirs de la musique, et joue - est-ce un hasard ? â de la flĂ»te, instrument associĂ© Ă la figure mythologique de Pan p. 175. On ne sâĂ©tonne guĂšre que, placĂ© sous de tels auspices, le jeune Bythinien ne cesse dâĂȘtre lui-mĂȘme dĂ©peint comme une crĂ©ature mi-humaine mi-animale. Hadrien voit en lui tantĂŽt un beau lĂ©vrier avide de caresses et dâordres » p. 170, tantĂŽt un chevreau mis en prĂ©sence dâun reptile » p. 195, tantĂŽt un jeune faon » p. 194. Si ce rĂ©seau mĂ©taphorique suggĂšre le caractĂšre fragile et sauvage dâAntinoĂŒs, et met en relief lâautoritĂ© quâexerce sur lui Hadrien, il est loin dâĂȘtre le signe de lâincommunicabilitĂ© tragique qui peu Ă peu sĂ©pare les deux hommes. Ces images dâanimalitĂ© sont peut-ĂȘtre au contraire le peu que lâempereur a su saisir de son favori, fidĂšle et dĂ©vouĂ© jusquâĂ sâassimiler lui-mĂȘme, par son suicide, Ă lâun des animaux familiers dâHadrien. Les prĂ©ceptes de la sorciĂšre de Canope, quâAntinoĂŒs respecte Ă la lettre, spĂ©cifient en effet que le sacrifice est dâautant plus efficace que la crĂ©ature immolĂ©e est proche du bĂ©nĂ©ficiaire Autant que possible », rappelle Hadrien, la victime devait mâavoir appartenu ; il ne pouvait sâagir dâun chien, bĂȘte que la superstition Ă©gyptienne croit immonde ; un oiseau eĂ»t convenu » p. 211. AntinoĂŒs fait tout dâabord lâoffrande de son faucon, dont la petite tĂȘte ensommeillĂ©e et sauvage » p. 212 nâest pas sans rappeler le portrait quâHadrien trace du jeune homme. Il choisit ensuite de devenir lui-mĂȘme lâoiseau sacrifiĂ©, et se mĂ©tamorphose ainsi en un nouvel Osiris, dieu noyĂ© et pĂšre dâHorus, divinitĂ© solaire Ă tĂȘte de faucon. Dans le regard dâHadrien, dans le geste dâAntinoĂŒs, dans lâĂ©criture de Marguerite Yourcenar, lâanimal, lâhomme et le dieu parfois se confondent, unissant lâindividuel et lâuniversel. Vers un savoir universel 101Homme de la Renaissance avant lâheure, maĂźtre dâun monde mais aussi explorateur dâun monde plus vaste encore au regard duquel il questionne ses propres limites, Hadrien ressemble Ă lâAdam Ă©voquĂ© par Pic de la Mirandole dans un extrait de lâOratio de hominis dignitate placĂ© par Marguerite Yourcenar en Ă©pigraphe de LâĆuvre au noir 47 LâĆuvre au noir, op. cit., p. 10. Je ne tâai donnĂ© ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ĂŽ Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les conquiĂšres et les possĂšdes par toi-mĂȘme. Nature enferme dâautres espĂšces en des lois par moi Ă©tablies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je tâai placĂ©, tu te dĂ©finis toi-mĂȘme. Je tâai placĂ© au milieu de ce monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne tâai fait ni cĂ©leste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que toi-mĂȘme, librement, Ă la façon dâun bon peintre ou dâun sculpteur habile, tu achĂšves ta propre forme47. 48 De toutes choses connaissables », devise de Pic de la Mirandole. 102Amant passionnĂ© des statues, Hadrien se sculpte lui-mĂȘme par la Disciplina augusta » et la Patientia », mais Ă©galement par la contemplation et la connaissance, qui lui permettent dâamalgamer Ă sa propre substance lâinfinie diversitĂ© du monde. Humain aussi par ses faiblesses, lâHadrien yourcenarien ne prĂ©tend pas pouvoir tĂ©moigner de omni re scibili48 » ; Ă travers lui, Marguerite Yourcenar soulĂšve nĂ©anmoins la question de la possibilitĂ© mĂȘme dâun savoir qui tendrait vers lâuniversel. Libido sciendi... 103Les MĂ©moires dâHadrien peuvent se lire comme la biographie dâun homme Ă©rudit recomposĂ©e par une femme qui ne lâest pas moins ; ils constituent donc, pour le lecteur, le mode dâaccĂšs au savoir dâun ĂȘtre et de son temps, en mĂȘme temps quâune source dâinformations sur cet ĂȘtre et ce temps. Rien de documentaire pourtant dans lâĆuvre de Marguerite Yourcenar le savoir y vaut moins pour lui-mĂȘme que pour les rĂ©flexions quâil suscite. 49 Voir Beatrice Ness, Mystification et crĂ©ativitĂ© dans lâĆuvre romanesque de Marguerite Yourcenar, ... 104Lâexistence mĂȘme de MĂ©moires dâHadrien est le fruit dâun savoir livresque dont la Note finale permet de saisir lâampleur et la profondeur rien de ce qui touche, de prĂšs ou de loin, Ă Hadrien nâa semble-t-il Ă©chappĂ© Ă Marguerite Yourcenar, qui Ă©numĂšre minutieusement ses sources, et justifie jusquâaux moindres dĂ©tails de son Ćuvre, expliquant par exemple que le nom dâArĂ©tĂ©, bien quâ arbitrairement [...] donnĂ© Ă lâintendante de le Villa », provient dâun poĂšme authentique dâHadrien » p. 351. Câest de lâauthenticitĂ© de sa reconstitution » que lâauteur tĂ©moigne en dĂ©voilant lâimmense travail dâĂ©rudition qui sous-tend le rĂ©cit, persuadĂ©e que sa valeur humaine est [...] singuliĂšrement augmentĂ©e par la fidĂ©litĂ© aux faits » p. 350. Le savoir, et lâaccĂšs Ă la vĂ©ridicitĂ© qui en Ă©mane, seraient donc des valeurs » humaines et littĂ©raires donnant au rĂ©cit son poids, Ă lâĂ©criture son prix, et Ă lâauteur sa raison dâĂȘtre elle a le sentiment dâappartenir Ă une espĂšce de Gens Ălia, de faire partie de la foule des secrĂ©taires du grand homme, de participer Ă cette relĂšve de la garde impĂ©riale que montent les humanistes et les poĂštes se relayant autour dâun grand souvenir » p. 344. Cependant Marguerite Yourcenar sâattache Ă gommer autant que possible de son Ćuvre les traces de ce savoir la Note est un texte tardif, qui ne lui a pas toujours paru indispensable aux MĂ©moires dâHadrien et dont elle remet en cause lâutilitĂ©, alors mĂȘme quâelle la publie Une reconstitution du genre de celle quâon vient de lire [...] touche par certains cĂŽtĂ©s au roman et par dâautres Ă la poĂ©sie ; elle pourrait donc se passer de piĂšces justificatives » p. 351. InterrogĂ©e sur ses mĂ©thodes de travail par Matthieu Galey, elle nie avoir effectuĂ© des recherches systĂ©matiques en bibliothĂšque, et met en avant un long et profond processus dâimprĂ©gnation, qui nâa pas nĂ©cessairement Ă©tĂ© menĂ© en vue de la rĂ©daction des MĂ©moires dâHadrien YO, p. 139-140 la passion de connaĂźtre est bien lĂ , mais non le dĂ©sir de savoir dans un but purement utilitaire. Dans le rĂ©cit lui-mĂȘme enfin, tout ce qui pourrait rappeler au lecteur le sous-bassement Ă©rudit de lâĆuvre disparaĂźt lâĂ©tude gĂ©nĂ©tique du roman49 rĂ©vĂšle que Marguerite Yourcenar, en mĂȘme temps quâelle corrigeait ce que son lexique pouvait avoir de trop actuel, a supprimĂ© des fragments de texte consacrĂ©s Ă la description des mĆurs romaines. 105Cette volontĂ© de fondre dans le creuset du livre la somme de connaissances qui entre dans sa composition relĂšve dâabord dâun souci de vraisemblance. Ce qui nâest accessible Ă lâĂ©crivain ou au lecteur du XXe siĂšcle que grĂące Ă des fouilles presque archĂ©ologiques dans dâĂ©paisses strates de tĂ©moignages et de documents est familier Ă Hadrien et Ă son correspondant rien ne justifierait donc que lâĂ©pistolier sâattarde longuement sur les realia du monde romain, moins encore quâil sâattache Ă les expliquer. Mais la dĂ©fiance que lâon perçoit chez Marguerite Yourcenar Ă lâĂ©gard du substrat savant quâelle considĂšre pourtant comme indispensable Ă son Ă©criture a Ă©galement des raisons plus profondes, dont la lettre dâHadrien se fait lâĂ©cho. Apprendre tout ne suffit pas Ă tout savoir, telle semble ĂȘtre la conviction partagĂ©e par lâauteur et son personnage. Avant dâentreprendre le rĂ©cit de son existence, Hadrien examine en effet les moyens de connaissance qui sâoffrent Ă lui pour parler au plus juste, et les dĂ©clare tous imparfaits Comme tout le monde, je nâai Ă mon service que trois moyens dâĂ©valuer lâexistence humaine lâĂ©tude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus fĂ©conde des mĂ©thodes ; lâobservation des hommes, qui sâarrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire quâils en ont ; les livres, avec les erreurs particuliĂšres de perspectives qui naissent entre leurs lignes. p. 30 106Sâil dĂ©clare prĂ©fĂ©rer la connaissance par les livres Ă lâobservation directe des hommes », mĂ©thode moins complĂšte encore » p. 31, il juge lacunaire par nature le savoir livresque, qui ne fait sens quâau regard de lâexpĂ©rience la vie [lui] a Ă©clairci les livres » p. 30, et ses rĂ©serves rejoignent et explicitent tout Ă la fois lâattitude prudente de Marguerite Yourcenar Ă lâĂ©gard de ses sources. Selon Hadrien, lâĂ©crit, transmutation du rĂ©el, nâen retient quâun reflet fragmentaire ou Ă©purĂ©, câest-Ă -dire nĂ©cessairement faussĂ©, gauchi Je mâaccommoderais fort mal dâun monde sans livres, mais la rĂ©alitĂ© nâest pas lĂ , parce quâelle nây tient pas tout entiĂšre », rĂ©sume-t-il p. 31. 50 Les philosophes font subir Ă la rĂ©alitĂ©, pour pouvoir lâĂ©tudier pure, Ă peu prĂšs les mĂȘmes trans ... 107Livre bĂąti avec et sur des livres, les MĂ©moires dâHadrien disent la passion de lire, le caractĂšre indispensable de la lecture, les pouvoirs du livre, et notamment de la fiction Ă propos des contes, Hadrien admet bien que ces derniers soient rĂ©putĂ©s frivoles, je leur dois peut-ĂȘtre plus dâinformations que je nâen ai recueilli dans les situations assez variĂ©es de ma propre vie » p. 30. Marguerite Yourcenar, et Hadrien plus encore, qui vit Ă une Ă©poque oĂč une culture exhaustive est encore possible, semblent avoir lu tous les livres » Jâai lu Ă peu prĂšs tout ce que nos historiens, nos poĂštes, et mĂȘme nos conteurs ont Ă©crit », affirme lâempereur ibid. Ils y puisent un savoir immense, mais aussi la conscience aiguĂ« de ce qui leur Ă©chappe les livres, lieu de naissance de lâHadrien pensant qui a pu y port[er] pour la premiĂšre fois un coup dâĆil intelligent sur soi-mĂȘme » p. 43, ne suffisent cependant pas Ă lui expliquer sa propre vie. De mĂȘme, pour Marguerite Yourcenar recomposant lâhomme quâil a Ă©tĂ©, Hadrien nâest pas, ou nâest plus, ou nâest pas tout entier dans les livres qui le dĂ©peignent, ni mĂȘme dans les textes quâil a Ă©crit. Est-il davantage dans MĂ©moires dâHadrien ? Le roman peut-il autre chose quâapprocher la vĂ©ritĂ© dâun ĂȘtre tout en suggĂ©rant honnĂȘtement, sinon sa propre vanitĂ©, du moins ses limites ? Les impressions Ă©prouvĂ©es par le lecteur et par lâauteur elle-mĂȘme au cours de son travail laissent Ă penser que oui. Hadrien parle Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi », disent les Carnets de notes, p. 330, il ment, parfois Ă de certains moments, dâailleurs peu nombreux, il mâest mĂȘme arrivĂ© de sentir que lâempereur mentait. Il fallait alors le laisser mentir, comme nous tous », p. 341 et, parce quâil ment, sâaffranchit ce cette rĂ©alitĂ© pure mais atomisĂ©e des philosophes que lui-mĂȘme rĂ©cuse50 le temps dâune lecture, Hadrien existe, parce quâĂ lâamour du savoir et de la sagesse se mĂȘlent, dans lâĂ©criture de Marguerite Yourcenar, dâautres amours. ... et magie sympathique » 108La connaissance, et en particulier la connaissance de lâautre ses contemporains pour Hadrien, et Hadrien lui-mĂȘme pour Marguerite Yourcenar, ne relĂšve en effet pas exclusivement de la saisie intellectuelle. Elle peut aussi ĂȘtre le fruit dâune rencontre plus intuitive, presque dâordre mystique. Ă seize ans, Hadrien apprend du mĂ©decin LĂ©otichyde, esprit positif et adepte dâune mĂ©thode empirique Ă prĂ©fĂ©rer les choses aux mots » p. 47. Câest pourtant bien grĂące aux mots, et plus prĂ©cisĂ©ment grĂące Ă la rhĂ©torique, quâil a dĂ©couvert peu auparavant la facultĂ© de devenir autre par un effort de lâesprit Quant aux exercices de rhĂ©torique oĂč nous Ă©tions successivement XerxĂšs et ThĂ©mistocle, Octave et Marc-Antoine, ils mâenivrĂšrent ; je me sentis ProtĂ©e. Il mâapprirent Ă entrer tour Ă tour dans la pensĂ©e de chaque homme, Ă comprendre que chacun dĂ©cide, vit et meurt selon ses propres lois. p. 44 51 Edith Marcq, Lâempathie ou une maniĂšre dâĂ©criture yourcenarienne », dans Marguerite Yourcenar, Ă© ... 109Lâivresse Ă la fois naĂŻve et profonde de lâĂ©tudiant grec » nâest pas sans lien avec les rituels dâĂ©criture mis en place par Marguerite Yourcenar elle-mĂȘme, que les mots mĂšnent aux choses et aux ĂȘtres. La connaissance Ă©rudite et aussi exhaustive que possible de son sujet lui offre en effet la possibilitĂ© dâune intimitĂ© vĂ©ritable avec les ĂȘtres quâelle Ă©voque comme on Ă©voque un esprit. Les Carnets de notes dĂ©crivent une mĂ©thode dans laquelle savoir et sensation sont indissociables, et qui conduit Ă un contact, Ă une communication, voire Ă une communion avec ce qui Ă©chappe Ă lâintellect Un pied dans lâĂ©rudition, lâautre dans la magie, ou plus exactement, et sans mĂ©taphore, dans cette magie sympathique qui consiste Ă se transporter en pensĂ©e Ă lâintĂ©rieur de quelquâun » p. 330. Pour que les MĂ©moires dâHadrien dĂ©passent lâaporie des livres oĂč la rĂ©alitĂ© nâentre pas tout entiĂšre », il ne suffit pas de tout savoir de lâempereur lâauteur Ă©prouve Ă©galement le besoin de sentir avec lui, de sentir en lui ce quâil a Ă©tĂ©. La sympathie est alors Ă entendre dans son sens le plus courant comme dans son sens Ă©tymologique la magie » sans doute, ne saurait opĂ©rer sans certaines affinitĂ©s Ă©lectives qui unissent la crĂ©atrice et son personnage, mais elle consiste Ă participer Ă ses joies, Ă ses peines, Ă ses passions, Ă Ă©prouver les propres lois » de lâautre, Ă un tel degrĂ© que lâon a pu qualifier dâempathique lâĂ©criture yourcenarienne51. 110Et peut-ĂȘtre est-ce par ce goĂ»t et cette facultĂ© de se fondre en lâautre que Marguerite Yourcenar rejoint le plus Ă©troitement le personnage quâelle rĂ©invente. Il sâagit lĂ en effet de lâune des prĂ©occupations constantes dâHadrien tel quâelle le reprĂ©sente, tel quâelle dit lâavoir entendu. Tout au long de son existence, il semble chercher Ă retrouver lâĂ©blouissement causĂ© par les exercices de rhĂ©torique qui avaient ressuscitĂ© en lui dâillustres disparus. Mais le prodige, alors, sâĂ©tend aux vivants comme aux morts, aux intimes comme aux inconnus, et potentiellement Ă tout ĂȘtre. Lorsquâil sâagit dâAntinoĂŒs, ces tentatives achoppent les marbres les plus criants de ressemblance ne peuvent redonner vie au dĂ©funt, les efforts les plus douloureux pour retrouver ses ultimes sensations ne peuvent permettre Ă lâendeuillĂ© de vivre sa mort Je reconstituais le flĂ©chissement de la passerelle sous les pas pressĂ©s, la berge aride, le dallage plat ; le couteau qui scie une boucle au bord de la tempe ; le corps inclinĂ© ; la jambe qui se replie pour permettre Ă la main de dĂ©nouer la sandale ; une maniĂšre unique dâĂ©carter les lĂšvres en fermant les yeux. Il avait fallu au bon nageur une rĂ©solution dĂ©sespĂ©rĂ©e pour Ă©touffer dans cette boue noire. lâessayai dâaller en pensĂ©e jusquâĂ cette rĂ©volution par oĂč nous passerons tous, le coeur qui renonce, le cerveau qui sâenraye, les poumons qui cessent dâaspirer la vie. Je subirai un bouleversement analogue. Mais chaque agonie est diffĂ©rente ; mes efforts pour imaginer la sienne nâaboutissaient quâĂ une fabrication sans valeur il Ă©tait mort seul. p. 223-224 111Le caractĂšre ineffable et incomprĂ©hensible de chaque mort nâest cependant peut-ĂȘtre pas le vĂ©ritable obstacle Ă cette tentative de souffrir le trĂ©pas dâun autre. Marguerite Yourcenar dit sây ĂȘtre essayĂ©e, et semble-t-il avec plus de succĂšs, puisque lâexpĂ©rience de la mort revĂ©cue dâHadrien a donnĂ© naissance aux derniĂšres pages du livre Le 26 dĂ©cembre 1950, par un soir glacĂ©, au bord de lâAtlantique, dans le silence presque polaire de lâĂle des Monts DĂ©serts, aux Ătats-Unis, jâai essayĂ© de revivre la chaleur, la suffocation dâun jour de juillet 138 Ă BaĂŻes, le poids du drap sur les jambes lourdes et lasses, le bruit presque imperceptible de cette mer sans marĂ©es arrivant çà et lĂ Ă un homme occupĂ© des rumeurs de sa propre agonie. Jâai essayĂ© dâaller jusquâĂ la derniĂšre gorgĂ©e dâeau, le dernier malaise, la derniĂšre image. Lâempereur nâa plus quâĂ mourir. p. 342-343 112Si Hadrien ne peut faire lâexpĂ©rience des derniers instants dâAntinoĂŒs, câest plus vraisemblablement parce que la solitude extrĂȘme, par essence, ne se partage pas rejoindre le jeune homme, sympathiser avec lui dans son suicide impliquerait quâil cesse dâĂȘtre lui-mĂȘme, et Hadrien se montre attentif Ă ne pas dĂ©naturer le dernier acte de son amant, dĂ»t-il pour cela renoncer Ă le comprendre En prenant sur moi toute la faute, je rĂ©duis cette jeune figure aux proportions dâune statuette de cire que jâaurais pĂ©trie, puis Ă©crasĂ©e entre mes mains. Je nâai pas le droit de dĂ©prĂ©cier le singulier chef-dâĆuvre de son dĂ©part ; je dois laisser Ă cet enfant le mĂ©rite de sa propre mort » p. 189. 113Hors de cet extrĂȘme, tout paraĂźt avoir Ă©tĂ© accessible aux facultĂ©s sympathiques dâHadrien. Sans doute mĂȘme a-t-il vu parfois la figure opaque dâAntinoĂŒs sâĂ©clairer pour lui grĂące Ă la communion sensuelle dans laquelle il trouve le plus sĂ»r moyen de connaĂźtre vĂ©ritablement lâautre Jâai rĂȘvĂ© parfois dâĂ©laborer un systĂšme de connaissance humaine basĂ© sur lâĂ©rotique, une thĂ©orie du contact, oĂč le mystĂšre et la dignitĂ© dâautrui consisteraient prĂ©cisĂ©ment Ă offrir au Moi ce point dâappui dâun autre Monde. La voluptĂ© serait dans cette philosophie une forme plus complĂšte, mais aussi plus spĂ©cialisĂ©e, de cette approche de lâAutre, une technique de plus mise au service de la connaissance de ce qui nâest pas nous. Dans les rencontres les moins sensuelles, câest encore dans le contact que lâĂ©motion sâachĂšve ou prend naissance [...]. Avec la plupart des ĂȘtres, les plus superficiels de ces contacts suffisent Ă notre envie, ou mĂȘme lâexcĂšdent dĂ©jĂ . Quâils insistent, se multiplient autour dâune crĂ©ature unique jusquâĂ la cerner tout entiĂšre ; que chaque parcelle dâun corps se charge pour nous dâautant de significations bouleversantes que les traits dâun visage ; quâun seul ĂȘtre, au lieu de nous inspirer tout au plus de lâirritation, ou du plaisir, ou de lâennui, nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problĂšme ; quâil passe de la pĂ©riphĂ©rie de notre univers Ă son centre, nous devienne plus indispensable que nous-mĂȘmes, et lâĂ©tonnant prodige a lieu, oĂč je vois bien davantage un envahissement de la chair par lâesprit quâun simple jeu de la chair. p. 22-23 114Sous les espĂšces du prodige et du jeu sĂ©rieux oĂč tout lâĂȘtre sâengage, câest bien dâun rituel magique que le narrateur construit ici la thĂ©orie, et il ne diffĂšre somme toute guĂšre des pratiques apotropaĂŻques de la sorciĂšre de Canope. De mĂȘme que le sacrifice dâune crĂ©ature protĂšge son propriĂ©taire selon une logique de contiguĂŻtĂ©, le contact avec un corps permet dâatteindre lâesprit quâil recĂšle. Une fois de plus, les mĂ©ditations du personnages viennent redoubler les expĂ©riences qui ont prĂ©sidĂ© Ă sa crĂ©ation, car Marguerite Yourcenar a elle aussi vĂ©cu des rencontres spirituelles suscitĂ©es par un contact physique. LâĂ©motion avec laquelle elle dĂ©crit, dans les Carnets de notes, un profil dâAntinoĂŒs ciselĂ© dans une sardoine laisse deviner les vertus quâelle accorde Ă cet objet ; la pierre lui permet de rejoindre, non pas lâĂ©phĂšbe dont elle garde lâimage, ni mĂȘme lâartiste qui lâa finement sculptĂ©e, mais lâhomme qui lâa tenue entre ses mains Le second de ces chefs-dâĆuvre est lâillustre sardoine qui porte le nom de Gemme Marlborough, parce quâelle appartient Ă cette collection aujourdâhui dispersĂ©e ; cette belle intaille semblait Ă©garĂ©e ou rentrĂ©e sous terre depuis plus de trente ans. Une vente publique lâa remise en lumiĂšre en janvier 1952 ; le goĂ»t Ă©clairĂ© du grand collectionneur Giorgio Sangiorgi lâa ramenĂ©e Ă Rome. Jâai dĂ» Ă la bienveillance de ce dernier de voir et de toucher cette piĂšce unique. [...] De tous les objets encore prĂ©sents aujourdâhui Ă la surface de la terre, câest le seul dont on puisse prĂ©sumer avec quelque certitude quâil a souvent Ă©tĂ© tenu entre les mains dâHadrien. p. 338 115Le puissant rituel du contact nâest toutefois pas toujours nĂ©cessaire pour quâopĂšre la magie de la rencontre sympathique. Une alchimie immĂ©diate, au-delĂ des gestes et des mots, permet ainsi la comprĂ©hension parfaite et rĂ©ciproque dâHadrien et de Plotine LâintimitĂ© des corps, qui nâexista jamais entre nous, a Ă©tĂ© compensĂ©e par ce contact de deux esprits Ă©troitement mĂȘlĂ©s lâun Ă lâautre. Notre entente se passa dâaveux, dâexplications, ou de rĂ©ticences les faits eux-mĂȘmes suffisaient », se souvient lâempereur p. 96. Aussi le miracle dâune communion poursuivie au-delĂ de la mort peut-il advenir la mort changeait peu de chose Ă cette intimitĂ© qui depuis des annĂ©es se passait de prĂ©sence ; lâimpĂ©ratrice restait ce quâelle avait Ă©tĂ© pour moi un esprit, une pensĂ©e Ă laquelle sâĂ©tait mariĂ©e la mienne » p. 182. Et lâon se plaĂźt Ă imaginer que Marguerite Yourcenar, nouvelle Plotine, nâavait pas mĂȘme besoin dâune gemme passĂ©e entre les mains de son personnage pour marier sa pensĂ©e Ă la sienne. Ă travers lui, elle accĂšde Ă©galement Ă la connaissance de chaque ĂȘtre, puisquâHadrien affirme y ĂȘtre parvenu par la mĂ©moire des gestes et des sensations auxquels la maladie lâa contraint de renoncer Ainsi, de chaque art pratiquĂ© en son temps, je tire une connaissance qui me dĂ©dommage en partie des plaisirs perdus. Jâai cru, et dans mes bons moments je crois encore, quâil serait possible de la sorte de partager lâexistence de tous, et cette sympathie serait lâune des espĂšces les moins rĂ©vocables de lâimmortalitĂ©. p. 15 116 Lâune des espĂšces [...] de lâimmortalitĂ© », et non la seule, Ă©crit Hadrien. Le livre en est une autre. En immortalisant par lâĂ©criture un ĂȘtre auquel elle donne la conscience dâavoir Ă©tĂ© reliĂ© Ă tout et tous, Marguerite Yourcenar prolonge la grande chaĂźne des sympathies et offre Ă ses lecteurs de sây rattacher. Vecteur dâun autre contact magique, un petit volume de papier imprimĂ©, parce quâil peut ĂȘtre multipliĂ© presque Ă lâinfini, sâavĂšre un talisman plus puissant encore que lâunique et sublime sardoine oĂč se lit le profil dâun adolescent grec.
Texte Chapitre 86 Formule pour prendre l'aspect d'une hirondelle. En rĂ©citant les formules de de ce chapitre Ani se transforme en hirondelle une incarnation de Serket, la dĂ©esse Scorpion, la fille de RĂą et d'Isis. Ani proclame son innocence et sa puretĂ© de corps et dâĂąme et rĂ©clame le droit d'entrer parmi les dieux, car il est saint. Toutes les routes lui sont connues, aucune porte neDĂ©tailsParfait pour personnaliser votre ordinateur portable, vos cahiers, vos fenĂȘtres, en vinyle demi-dĂ©coupĂ© kiss-cut, facile Ă rĂ©sistant, y compris Ă l' bordure blanche de 3,2 mm entoure chaque des stickers peut varier selon le type de sticker colorĂ© de Horus Mandala MosaĂŻque RĂ©sumĂ© Celui-ci le premier mandala je peignais, fait avec de l&39;encre, Inktense et crayons aquarelle. J&39;ai ajoutĂ© un fond numĂ©rique avec ArtRage pour le rendre appropriĂ© pour des impressions. Eye moderne lumineux de Horus entourĂ© jaune, rouge et rose vif p2,30 $US1,72 $US dĂšs 4 achetĂ©es1,15 $US dĂšs 10 achetĂ©esLivraisonExpress 26 aoĂ»tStandard 26 aoĂ»tLes retours sont faciles et gratuitsL'Ă©change ou le remboursement est garanti sur toutes vos savoir plusĆuvres similairesDĂ©couvrez des Ćuvres similaires, créées par plus de 750 000 artistes pour tous les produitsTraduit par ImprimĂ© rien que pour vousVotre commande est imprimĂ©e Ă la demande, puis livrĂ©e chez vous, oĂč que vous savoir plusPaiement sĂ©curisĂ©Carte bancaire, PayPal, Sofort vous choisissez votre mode de savoir plusRetour gratuitL'Ă©change ou le remboursement est garanti sur toutes vos savoir plusService dĂ©diĂ©Une question ? Contactez-nous ! Nous sommes joignables du lundi au vendredi, de 8 h Ă 19 votre questionImprimĂ© rien que pour vousVotre commande est imprimĂ©e Ă la demande, puis livrĂ©e chez vous, oĂč que vous sĂ©curisĂ©Carte bancaire, PayPal, Sofort vous choisissez votre mode de gratuitL'Ă©change ou le remboursement est garanti sur toutes vos dĂ©diĂ©Une question ? Contactez-nous ! Nous sommes joignables du lundi au vendredi, de 8 h Ă 19 3! Contenu inappropriĂ© /Violation de droits d'auteur whGSb.